L’interview « Paye ta Ville » de Fatherkid

Raconter des histoires, en illustration, en musique, c’est notamment ce qui relie Fanny Michaëlis et Ludovic Debeurme, et a donné naissance en 2010 à leur groupe Fatherkid. Les deux dessinateurs musiciens, qui nouent leurs deux passions dans leurs compositions électroniques, nous parlent cette semaine du 18ème d’aujourd’hui et d’hier, de parfums familiers et réconfortants, et des ponts de Paris la nuit.

Vous habitez où?
Fanny et Ludovic : Paris, le 18ème.

Depuis combien de temps ?
F et L : On a tous les deux grandi à Paris.
L : Jusqu’à mes 16 ans, je passais presque la moitié de l’année dans une petite maison de pêcheurs au bord d’une falaise en baie de Somme. Je détestais Paris jusque-là ! Je n’aimais que la mer et les bois qui cernaient ma maison. Paris c’était le lieu de l’école et de la grisaille. Mais à 16 ans, en commençant à sortir, j’ai réalisé que c’était bien plus que ça !

Ton premier souvenir marquant dans la ville où tu habites ?
F : C’est la vue depuis les fenêtres de l’appartement dans lequel j’ai habité de ma naissance jusqu’à mes 10 ans, dans le 11ème. De ma chambre, la vue sur une petite cour, les toits de tôles en étages. Du salon, la vue sur le toit en plastique jaune et orange d’une sorte de vieux hangar détruit depuis, devant lequel des clochard squattaient. L’odeur de la cage d’escalier, sombre, humide et familière. Le cri du vitrier aussi même si ça paraît fou aujourd’hui. La tête d’une voisine à sa fenêtre avec ses bigoudis, le visage de Doudou, le mari de la coiffeuse afro du coin de la rue du Morvan et de la rue Saint Maur…
L : Une moto qui me renverse ! J’avais 5 ans. Ma grand-mère traversait n’importe comment entre les voitures. Je me suis réveillé au milieu des gens qui me regardaient sur le bas-côté. Mais aussi les lumières des lampadaires sur le bitume mouillé, la nuit. L’atelier de mon père : ses odeurs de térébenthine et de clopes fumées à l’infini. Le mélange magique de ces deux odeurs a un effet apaisant sur moi.

Extrait du clip « Dark Spaces », illustré par Ludovic Debeurme.

Est-ce que tu trouves que cette ville a changé ?
F : Énormément. J’ai habité 10 ans dans une toute petite rue perpendiculaire à la rue Saint Maur, qui à l’époque était une rue grise et très populaire, provinciale, rien à voir avec le quartier tel qu’il est aujourd’hui. Après nous avons déménagé dans le 13ème qui entamait sa mue, passant de petites rues sales, de maisons délabrées et d’immeubles modestes jouxtant le quartier chinois, les Olympiades et ses tours des années 70, à un quartier modernisé qui a un peu perdu de son charme de quartier parisien, mais mal connu, marginal.
L : Oui ! J’habite le 18ème depuis toujours, et j’ai déménagé de rue en rue un paquet de fois, mais toujours dans le même arrondissement. La place des Abbesses où je jouais enfant, et ses bandes de mauvais garçons, ses vieux coiffeurs à l’ancienne … On est très loin de cette image maintenant. Paris comme chacun le sait, devient une ville pour personnes privilégiées. Si l’on ne bénéficie pas d’un logement social, ou si l’on est pas fortuné, ou près à vivre dans 18m2 en y faisant passer tout son argent, ce n’est plus une ville habitable pour la majorité des gens. Je suis attristé de voir mes amis artistes, qui ne bénéficient pas comme moi d’un atelier de la ville de Paris, s’en aller vers d’autres villes depuis une dizaine d’années. Ce sont eux qui ont fait la magie de cette ville. Que va t-elle lui rester quand tous les gens singuliers seront partis ?

Où est-ce que tu vas pour te poser pour être seul ?
F : Pour être seule je ne me pose pas, je marche.
L : Je marche aussi. Souvent, loin et vite. Je ne prends plus le métro. On dit que Paris est une petite ville par rapport à Londres par exemple. Mais sa dimension est idéale. A la fois, on peut la traverser à pied, mais continuer de s’y perdre.

Extrait du clip « Come To The War Game ».

La ville où tu es né.e ?
F : Je suis née aux Lilas.
L : Les Lilas aussi !

La ville où t’aimerais habiter?
L & F : Je crois que ça ne serait pas tout à fait une ville. Ce serait une presqu’île, avec une forêt au centre.
L : Et des magasins de guitares.

Ce qui t’apaise en ville ?
L : Pigalle, et ses magasins de guitares. On y vend des synthés du Japon, des pédales d’effets de Norvège, des amplis d’Angleterre, des cymbales de Turquie, des fuzz russes. Trainer là-bas m’apaise autant qu’un Lexomil.
F : L’anonymat, les fenêtres allumées dans la nuit.

Ce qui t’énerve en ville ?
L : À Paris, dans le métro en particulier, beaucoup trop de gens oublient qu’ils ne sont pas seuls. On est presque poussé par la surpopulation des très grandes villes à se refermer sur soi-même, et on finit par ne plus voir le môme qui est écrasé contre la barre du métro, la vieille qui a du mal à descendre de la rame, la dame enceinte…
F : L’indifférence, une urgence permanente, absurde.

Le type de personnes que tu aimes observer à une terrasse de café ?
L & F: Tous ! Ils sont tous mal foutus et marchent bizarrement, les humains, si tu les regardes bien. Même les plus sportifs sont des freaks qui prennent soin de leur corps… mais au fond on a tous des fissures plus ou moins bien cachées quelque part. C’est ça qui est beau et m’inspire.

La ville ou le quartier où marcher la nuit ?
L : Traverser les ponts la nuit. Tous les ponts de Paris la nuit valent le coup.
F : J’ai un souvenir magique au Brésil à Rio, dans le quartier de Lapa. Nous étions avec des amis cariocas qui étaient nos guides, c’était un moment unique.

Une musique sur la ville ?
L & F : « Dans ma rue » d’Edith Piaf.

Un film sur la ville ?
L : Jean-Pierre Léaud qui se balade place de Clichy dans Les 400 coups, de Truffaut. La bataille de Solferino, de Justine Triet. 120 battements par minute, de Robin Campillo.
F : Saute ma ville de Chantal Akerman, Une femme est une femme de Godard, Jeune femme de Léonor Serraille.

Affiche du film Les 400 coups de François Truffaut, 1959.

Une peinture ou une photo de la ville ?
L : Forcément, je vois les peintures et dessins de Toulouse-Lautrec, celles de mon 18ème, mais d’un autre temps. Mais aussi pourquoi pas, les peintures dégoulinantes de la place du Tertre ! Paris, c’est le beau et le laid, réunis à chaque coin de rue.

L’endroit idéal pour faire un concert?
L&F: On a joué dans des lieux improbables, et plus jeune on a chacun pas mal joué dans la rue et même dans le métro.
Ludovic: au départ je jouais du jazz, du swing, du manouche, il y a plus de 25 ans on était pas nombreux à jouer ce style à Paris. On allait de cafés en club de jazz, mais aussi dans la rue, qui pouvait se révéler un endroit fantastique de liberté et de rencontres. Les gens qui s’arrêtaient prenaient le temps. Ils s’arrêtaient parce qu’ils le voulaient vraiment. On discutait avec eux. il pouvait y avoir 200 personnes sur la place des abbesses, d’un coup à nous regarder jouer. C’etait impressionnant. Puis les lois se sont resserrées, c’est devenu de plus en plus difficile et risqué de se produire à l’arrache dans les rues de Paris. Même les cafés étaient verbalisés à l’infini jusqu’à ce qu’ils craquent ou qu’on les oblige carrément à fermer boutique. Les riverains voulaient un Paris de carte postale, sans les bruits ni l’odeur !
Fanny: j’ai commencé à chanter dans la rue au lycée vers 16/17 ans avec une amie, Judith Chemla, qui est devenue une magnifique comédienne et chanteuse lyrique. On avait un répertoire de vieilles chansons françaises, on était déguisée, on dansait… On avait tout un personnage, c’était assez délirant et surtout indissociable des aventures dans lesquelles peuvent te mener ce genre d’expériences! Les rencontres improbables, les lieux de nuit…
L&F: On a joué dans les rues en Espagne. En Bretagne a St Malo. En Picardie. En Normandie. A Montpelier. Dans les Cévennes à l’ombre des arbres. Avignon. Plein de villes en fait. Ça ne donnait pas toujours la même chose, parfois c’etait terrible, les gens s’en foutaient et on jouait pour les murs. Le métro c’était quand même hardcore. Avec Fatherkid, plus tard donc, on a joué aussi dans pas mal d’endroits et de pays. On a des souvenirs très différents, d’architectures : entre des voies de chemins de fers désaffectées et d’immenses locomotives à l’abandon à Rio. À Brooklyn. En Italie à Treviso, à Bruxelles dans des bars gothiques. A Besançon, où il pleuvait tellement que 5 mn avant qu’on joue il n y avait personne, et puis d’un coup la salle s’est remplie et ça à été un concert génial où le public nous a vraiment surpris et poussé plus loin. En fait, on ne peut jamais prédire d’un live ni de l’endroit. Des petits endroits comme une galerie pour un vernissage peuvent devenir des lieux où il se passe quelque chose de très fort avec les gens. Et puis sur de plus grosses scènes c’est une autre énergie. Tu dois tout le temps t’adapter, aux conditions, a l’espace, au son, aux gens. Forcement quand tu passes dans une ville, si tu prends le temps de discuter avec les gens, de boire un verre avec eux. D’apprendre où tu es. Tu ne joueras pas pareil que dans la ville d’à côté.
Il n y a pas d’endroit idéal. Mais par contre il y a des rencontres et des moments où tout semble s’aligner comme des planètes pour une fête païenne, et en faire un instant unique.

Si tu devais améliorer quelque chose dans la ville dans laquelle tu vis, ça serait quoi ?
L : On a visiblement oublié les espaces verts dans cette ville. Quelques îlots blindés de monde. Je ne parle même pas des squares à la sortie de l’école. Mais je pense que c’est trop tard sur ce coup là. Ou bien il faudrait raser 200 immeubles Haussmanniens, une tour Eiffel, douze grandes surfaces… Ça ferait désordre.
F : Réguler les loyers, la circulation, aménager plus d’espaces verts… Renverser la vapeur, faire de Paris une ville qui inclut plutôt qu’elle n’exclut tant par ses prix, que par son rythme, son manque de place. Tout le monde se bouffe et se sent légitime à s’imposer en force, les voitures, les piétons, les vieux, les jeunes… Cela fait de Paris une ville agressive, antipathique… Même si j’ai cent petits exemples qui viennent contredire cela, il y a vraiment un problème…


Propos recueillis par Marie Piédeloup

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