Interview | Kinshas, dit Morpheus : « Ma Matrice, le 77 »

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De Kinshasa à la Seine-et-Marne, l’artiste et fondateur du label qui monte, Matrice Music, dévoile son parcours. Son univers offre un autre regard sur la scène rap du 77, en pleine effervescence.

Ton nom d’artiste est Kinshas et tes amis t’appellent Morpheus. Tu peux me dire d’où ça vient ?

Ce sont des noms que les gens m’ont donnés. Kinshas, c’est parce que je viens de Kinshasa en République Démocratique du Congo.

Quand je suis arrivé en France, j’avais un gros accent congolais. Les gens me demandaient systématiquement d’où je venais. C’est là qu’on a commencé à m’appeler Kinshas. J’ai toujours revendiqué mes origines, donc ça m’a plu et j’ai décidé de l’utiliser comme nom de scène.

Morpheus, c’est le nom d’un des personnages de Matrix, un film qui m’a vraiment marqué : c’est le dernier que j’ai vu avant de quitter Kinshasa. Quand je suis arrivé en France, j’en parlais beaucoup autour de moi. A force, mes amis ont commencé à m’appeler Morpheus. J’ai trouvé que ça me correspondait bien. Dans Matrix, Morpheus c’est le mentor de Néo. C’est quelqu’un de très charismatique, qui inspire la confiance, la foi et la persévérance. Je me suis toujours qualifié de croyant. Pas forcément dans le sens religieux, mais comme quelqu’un qui a foi en ce qu’il fait et qui se bat pour sa cause, peu importe les obstacles.

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Kinshas «Morpheus», artiste et fondateur du label Matrice Music © Hamed

Comment s’est passée ton installation en France ?

Déjà, je ne suis pas venu par la voie conventionnelle on va dire. J’ai dû passer par une trentaine de pays avant d’arriver en France. Ça m’a pris 2 ans. Pendant ce long voyage, j’ai vu des choses qu’un gosse de 10 ans ne devrait pas voir. Ça m’a marqué à vie.

C’est ce qui t’as donné envie de faire du rap ?

Oui ça a joué. Après, j’ai toujours aimé la musique mais c’était inconcevable pour mes parents que je devienne artiste. Ils n’avaient qu’une chose en tête : que je réussisse ma vie. Ils m’ont envoyé en France pour que je fasse des études, pour que j’ai une chance de m’en sortir. J’avais de bonnes capacités, j’ai sauté une classe dans l’école belge où j’étais à Kinshasa.  Donc dire à mes parents : « en fait, je veux faire de la musique », c’était impossible pour moi ! La musique, c’est pas une voie où t’as des garanties.

C’est vraiment le fait d’être en France et la distance avec mes parents qui m’ont permis de me libérer. Je pense pas que je serais devenu artiste et producteur si j’étais resté au Congo.

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Kinshas en concert à la Fête de la Musique, 2014 © Mel en Ciel

Une fois arrivé en France, tu t’es installé en Seine-et-Marne et tu as commencé à rapper au sein d’un groupe. Tu nous racontes tes débuts ?

Oui, je me suis installé dans le 77, à Torcy. J’avais 12 ans à l’époque. Je vivais chez ma tante que je considère un peu comme ma deuxième mère. J’ai commencé à traîner dehors, à me faire des potes dans le quartier. J’ai rencontré des gens qui aimaient le rap comme moi. Avec quelques-uns on a décidé de monter le groupe Black Illicite. Je sais pas pourquoi on l’a appelé comme ça puisqu’on était deux noirs et un arabe ! (rires).

Par la suite, on a abrégé le nom du groupe en Black’Ill pour avoir un nom plus court et parce qu’on aimait bien le jeu de mot. On était un grand groupe mais on était seulement trois à chanter. On rappait sur la vie de jeunes de cité comme y’en a partout en France. Mais j’avais une particularité : mon passé de migrant comme on dit maintenant. Mon vécu faisait que j’avais une source d’inspiration plus large que les autres.

Notre groupe avait très peu de moyens, mais on se débrouillait. On avait créé un home studio, on enregistrait nos sons et on les diffusait sur nos Skyblogs et nos MSN. Moi en plus du rap, j’étais chargé de trouver les instrus et de réserver les studios. J’organisais les sorties de groupes. On allait enregistrer des sons sur Paris, chez Black Sound à Montparnasse ou Class X productions à Porte des Lilas. Pour des gosses de 13 ans qui venaient de Torcy, c’était pas toujours évident.

Tu as ensuite déménagé en Seine-Saint-Denis, avant de revenir habiter dans le 77. Quelle a été l’influence de ce départ sur ta carrière ?

Je suis resté presque deux ans à Fontenay-sous-Bois. Pendant ce temps-là, je me suis mis un peu en retrait vis-à-vis du groupe. J’en ai profité pour améliorer ma plume. Je n’avais plus à travailler juste mon couplet comme j’avais l’habitude de le faire. Ça m’a forcé à aller au bout de mon inspiration.

Une fois revenu dans le 77, j’étais déterminé. J’avais des projets plein la tête pour le groupe. Je voulais faire quelque chose de plus carré et de plus concret.  

Mais pendant mon absence, les gars du groupe avaient un peu perdu la motivation ou s’étaient engagés dans d’autres domaines. J’ai essayé de les remotiver puis j’ai commencé à chercher d’autres collaborations en Seine-et-Marne. Je voulais rencontrer des gens qui étaient dans le même état d’esprit que moi. J’ai fini par rencontrer des gars qui étaient en train de former un label. Je leur ai proposé qu’on s’associe et on a fini par créer le label Six Four Studio’z. J’étais membre fondateur et j’ai également été signé comme artiste chez eux pendant presque 4 ans. Ça a été  l’occasion de faire pas mal de collaborations et d’apprendre énormément de choses. Cette période m’a vraiment ouvert l’esprit.

Oui, j’ai vu que tu as fait une collaboration avec un groupe de rock ! Tu as l’air d’avoir une approche assez éclectique du rap.

Oui, j’aime pas m’enfermer. J’ai vécu des vies différentes, donc j’aime retranscrire ça dans mes sons et dans mes textes. Un jour, je peux parler d’une meuf, le lendemain de l’Afrique, le jour d’après de la rue. Je peux aussi faire un son festif, puis le lendemain écrire un texte énervé.

Kinshas en concert organisé par 6 4 studio’z à Couilly Pont aux Dames, 2013 © Mel en Ciel

J’aime la variété. C’est pour ça que j’aime faire des collaborations. Durant mes années chez Six Four Studio’z, j’ai par exemple fait un concert au File 7 avec un groupe de rock, j’ai fait un duo avec un groupe de jazz pour un concert en prison… Je peux bosser avec un mec qui fait du raï ou même de la musique hindoue, tant qu’il y’a le feeling ça me pose pas de problème.

J’ai remarqué que dans tes sons tu revendiques fréquemment le fait d’être un gosse de Seine-et-Marne. Je pense notamment à ton duo avec Nedzo dans la Matrice épisode 2 qui est une vraie ode au 77.

Quand je suis arrivé en Seine-et-Marne, il fallait que je m’intègre mais c’était pas évident. J’étais différent, ça se voyait que je venais d’Afrique. En plus, j’avais un accent de ouf, je parlais comme un blédard ! Mais mes gars du 77, ils m’ont accepté comme j’étais. C’est à partir de là, je pense, que j’ai développé beaucoup d’affection et d’attachement pour ce département. J’ai vécu une période dans le 93 mais je suis vite retourné là-bas. Encore aujourd’hui, je vis et je travaille dans ce département. J’ai toujours dit, le jour où je ne suis plus en Seine-et-Marne, je ne suis plus en Europe !

Carrément !

Ah oui ! Mon pays c’est le 77, c’est ma France à moi.

C’est drôle que tu sois autant attaché à cette région parce que j’ai l’impression qu’on en parle très peu de manière générale, et encore moins de sa scène rap… Comment tu peux expliquer ça ?

C’est vrai que la Seine-et-Marne a longtemps été à la traîne. Une des raisons principales, je pense, c’est que le 77 est un grand département, le plus grand d’Île-de-France. Y’a beaucoup d’espaces verts, de champs. D’ailleurs, tout le monde dit que c’est la campagne. Sauf qu’en réalité, on a des cités de fous : les cités les plus balaises que j’ai vues en Île-de-France, je les ai vues dans le 77 ! Le problème, c’est que ces villes, où la culture rap s’est développée, sont isolées et trop éloignées les unes des autres.

Moi je viens de Torcy, on a de la chance là bas, on n’est pas trop isolé. Y’a le RER A, d’autres villes à côté comme Noisiel ou Chelles, des grands pôles commerciaux comme Disney, Val d’Europe, Bay 1 et Bay 2. Mais une ville comme Meaux par exemple, c’est très compliqué. Même si Copé, le maire de la ville, a essayé d’éparpiller les gens en cassant des bâtiments, ça reste une ville avec quelques ghettos entre guillemets et la culture rap y est très forte. Or la ville est la seule dans son genre, autour y’a que des villages.

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La cité Beauval à Meaux en projet de démolition, les dernières tours tomberont d’ici 2025 © Christian Julia Photographies

Je pense que c’est le manque de connections entre ce type de villes qui a joué. Avant l’arrivée des nouvelles technologies, les passionnés de rap n’avaient pas la possibilité de se voir, d’échanger et de faire des collaborations comme dans le 93 où les grandes villes sont toutes à proximité. Le 94 aussi c’est pareil, un mec d’Orly, il peut chanter avec un mec de Vitry. D’ailleurs, le meilleur exemple qu’on a, c’est la Mafia K’1 Fry : des artistes issus de 3 villes différentes – Orly, Choisy et Vitry  – qui ont décidé de se réunir dans un collectif.

Et maintenant ça a changé ?

Oui, grâce à internet. Si t’aimes le son ou la manière de rapper de quelqu’un, tu peux le contacter sur Facebook ou Twitter. Les nouvelles technologies ont vraiment facilité les échanges et les collaborations. Même pour l’inspiration c’est mieux, désormais t’as facilement accès à ce que font les autres.

Le 77 est maintenant entré dans le game ! D’ailleurs, lorsqu’on regarde les rappeurs les plus prometteurs de 2017/2018, on s’aperçoit que la majorité vient de Seine-et-Marne. Y’a DIV et Wiss qui viennent de Torcy. RK et les Djadja & Dinaz qui viennent de Meaux. T’as aussi Ninho, qui vient de Nemours, qui fait des millions de vues sur ses vidéos. Cahiips qui vient de Savigny-le-Temple et le Mée sur Seine. Timal qui vient de Champs-sur-Marne, il  a signé chez Daymolition. Ou encore Badjer, un autre mec de Champs-sur-Marne.

On revient à ton parcours : tu étais signé comme artiste chez Six Four Studio’z durant quatre ans. Comment en es-tu venu à créer ton propre label ?

J’ai passé de très bonnes années chez Six Four Studio’z mais j’ai commencé à me sentir bridé au bout d’un moment. J’étais très ambitieux et je trouvais qu’on n’allait pas assez loin dans nos projets. Mes collaborateurs m’ont proposé de prendre un peu d’autonomie, donc j’ai commencé à travailler sur des projets en solo. C’est à cette époque que j’ai pu découvrir les différentes casquettes d’un producteur : l’enregistrement, la production, les droits d’auteur, le marketing, les clips vidéo…

Mais quand j’ai voulu sortir mes projets, je n’ai pas eu le soutien que j’espérais avoir du label. Y’a eu des divergences. Et puis des gens commençaient à me dire : « pourquoi tu finances seul ton album? c’est pas normal, c’est pas ton rôle ».

Moi je me considère comme un soldat, je lâche jamais mon armée. Même si j’ai tout fait tout seul, j’espérais qu’on trouverait une solution pour continuer à avancer ensemble. On m’a pas exclu ni viré du label mais y’a eu des conflits, on s’est un peu éloigné.  

Dans tous les cas, j’étais trop déterminé pour arrêter. J’ai commencé à rencontrer d’autres personnes. Les gens me disaient : « t’es grave déter mec, j’ai envie de bosser avec toi. Si tu veux, je peux t’aider avec ça ». J’ai eu de plus en plus de soutiens, et au final je me suis retrouvé avec un vrai régiment. Ils m’ont tous aidé à avancer dans mes projets.

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Tournage Clip « Allume les Favos » de DIV feat Cahiips réalisé par Kinshas et ses amis

À un moment, j’ai dit à mon label : « maintenant j’ai un vrai régiment derrière moi. Donc si je reviens, je viens avec tout le monde. Je ne veux pas lâcher les gens qui ont fait la guerre à votre place ! ». Ils ont refusé donc j’ai décidé de m’émanciper et j’ai créé la Matrice Music.

Pourquoi as-tu appelé ton label ainsi ?

Dans le film Matrix, la Matrice, c’est un monde parallèle, une autre dimension. Donc l’idée, c’est qu’il y’a l’industrie avec ses règles et ses codes. Et si je ne respecte pas ces codes ou si l’industrie me rejette alors tant pis, je vais trouver les gens qui pensent comme moi et on va créer notre propre univers, notre Matrice.

Combien d’artistes as-tu dans ton label ?

J’ai l’artiste DIV, le premier artiste que j’ai présenté au public. C’est le fer de lance de Matrice Music. Il est très éclectique même si il reste connu pour faire du rap dur. On travaille actuellement sur son projet pour le faire connaître au grand public. Pour l’instant, on a eu de très bons retours sur lui avec notamment le titre « Le Tieks me félicite » qui a bien marché.

J’ai aussi Nedzo. C’est le petit-fils d’un grand musicien congolais, Franco. Il a une voix extraordinaire. D’ailleurs, c’est lui qui fait la voix qu’on entend derrière dans les refrains de LTMF.

Enfin, j’ai le duo MV, deux mecs très talentueux. Ça fait un an et demi qu’ils sont en studio. Ils vont bientôt finir leur album. On est en train d’entamer leur communication, leur clip vient tout juste de sortir.

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Le duo MV, 2018 © Benjoy

C’est primordiale la communication. Tu peux être l’artiste le plus talentueux, si les gens ne te connaissent pas, tu restes le plus talentueux de ta chambre.

Quel conseil donnerais-tu aux jeunes qui souhaitent comme toi devenir artiste ?

Mes seuls conseils : d’abord y croire, travailler, et ne jamais lâcher l’affaire peu importe les obstacles.

Il n’y a pas de hasard dans la vie. Moi pendant des années, j’ai été seul au monde ! J’ai dû bosser et apprendre en solo, sur le tas.

Maintenant, on me paye pour mon savoir faire, j’arrive à produire 3 artistes, je vis de ça. J’ai même des employés !  

Quand j’y pense, tout ce que j’ai vécu, toutes les galères qui me sont arrivées, un jour ou l’autre j’en ai tiré bénéfice. C’est un peu comme le concept de Slumdog Millionnaire : chaque seconde de ma vie a été un investissement.

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