Manuel de conversation à l’usage des débats sur le cannabis

On a souvent l’impression que tout a été dit sur le cannabis en France, mais combien de raccourcis s’est-on permis ? En amont de la conférence Noise « Comment régulerait-on une économie légale du cannabis en France ? » nous avons décidé de publier une série d’articles afin de mieux comprendre les enjeux du débat qui aura lieu le 30 novembre à l’Université Paris-Diderot Paris VII : un manuel de conversation à l’usage des débats sur le cannabis, une série de photos pour illustrer l’affirmation que “le cannabis est la drogue la plus consommée en France” et enfin, un résumé de la conférence pour les absentéistes. 

On te propose donc dans un premier temps de faire le point sur les idées qu’on a tous entendues sur BFM/dans la bouche d’un politique/au café. Ces raccourcis grâce auxquels quelqu’un comme Papy Jean a un avis éclairé sur la question. Jean étant le prénom le plus donné en France entre 1936 et 1946[1], les chances sont donc fortes que ton aïeul gaulois s’appelle Jean et c’est donc avec lui que nous allons discuter aujourd’hui. Peut-être qu’au cours de cette discussion tu découvriras que toi aussi tu t’es forgé un avis un peu rapide grâce à cette fameuse fois où tu es allé trois jours à Amsterdam et à cet article “Le Portugal, El dorado des amoureux de l’herbe” que tu as survolé récemment.

Essayons donc de rassembler et de clarifier nos idées grâce à un guide de conversation avec Papy Jean : que dire ou ne pas dire, et comment, pour défendre l’idée qu’un changement de la législation française serait utile. Parviendrez-vous à convaincre Papy Jean ? Ou passerez-vous pour un jeune paumé tombé dans le piège de la drogue ?

 


 

Papy Jean trône au milieu de la table de famille, un verre à la main et un petit coup dans le nez. Hier, il a entendu aux informations que les Français étaient les plus gros consommateurs de cannabis. Scandalisé, il entame la conversation vigoureusement : tous des drogués, ces jeunes ramollis. Ils n’ont aucune honte !

Première option : réfuter la généralisation catastrophiste.
Que vous soyez ou non fumeur, désolidarisez-vous immédiatement des “jeunes ramollis” afin de le rassurer. Rappelez-lui que selon les chiffres de l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, seuls 22% des jeunes entre 15 et 34 ans ont fumé au cours de l’année 2015[2]. Cela ne vous empêche pas de reconnaître que la consommation française est presque deux fois supérieure à la moyenne européenne (11,7% des 15-34 ans ayant fumé au cours de ces douze derniers mois)[3]. Et puis, il est  vrai que près d’un Français sur deux entre 15 et 64 ans a déjà fumé une fois au cours de sa vie  (41% contre seulement 23% des Européens). Mais ne vaut-il pas mieux prendre ces chiffres comme une occasion parfaite pour rediriger la conversation familiale ? Tournez-vous vers vos parents : une conversation nostalgique sur la mémoire familiale, quoi de mieux pour apaiser le débat et préparer ses prochains arguments. 

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Deuxième option : embrasser l’accusation et défendre l’exception(nalisme) française.
Si vos parents vous aiment énormément, ou du moins assez pour ne pas rire de votre audace, vous pouvez également vous targuer d’être le futur Balzac. Vous pourriez rappeler que pendant deux décennies, il fut un visiteur assidu de l’hôtel Pimodan à Paris où se réunissait le « Club des hachichins ». Vous pourriez également évoquer Baudelaire et son amour pour les volutes de fumée apaisantes, au “goût de l’infini” et gorgées de “sensualité”[4]. Pourquoi pas aussi Delacroix, si vous vous sentez destiné au  gribouillage[5]. Ça changera de Bob Marley – vu ses positions actuelles, Papy s’est sans doute déjà échauffé dans les années 60 sur le Jamaïcain.

 

Aucune des deux options ne rassure autour de vous : les Français ont déjà un pied dans la tombe avec leurs mauvais penchants, il faut les sauver d’eux-mêmes, et légaliser, ce serait ouvrir la porte à toutes les dérives ! Papy Jean a bien vu que vous comptiez assister à la conférence de Noise, cette association de hippies…

Ça y est, on rentre dans le vif du sujet… Avant de vous lancer dans la critique de la situation actuelle, prenez un instant pour vérifier que Papy Jean et vous parlez la même langue. Aujourd’hui en France la consommation, la détention et la production de cannabis/résine sont pénalisées (interdite, et passibles de prison). Mais depuis 1978 plusieurs circulaires ont permis de distinguer le cannabis des autres drogues, et préconisé des punitions alternatives à la prison. Résultat, le nombres d’affaires liées à la consommation de cannabis ne cesse d’augmenter (une condamnation sur dix en 2014), mais seule une toute petite partie concerne les revendeurs de drogue (10% des 106 000 affaires en 2010)[6]. Les sanctions se concentrent donc principalement sur les consommateurs.

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Papy Jean exulte. Bah voilà, on peut dire que la loi “sauve”, elle punit ceux qui cèdent à la tentation. Légaliser, ce serait donner la bénédiction de l’Etat à ce genre de conduites à risque !

Pour avancer, demandez-lui ensuite ce qu’évoque pour lui le terme “légalisation”. En l’impliquant ainsi  tout au long de la discussion, vous diminuerez le risque qu’il se braque complètement et mette brutalement fin à votre discussion. Par ailleurs, tentez au maximum de ne pas donner un ton trop doctrinaire à la conversation, souvenez-vous que Papy n’a pas croisé d’instituteur/institutrice depuis un paquet d’années. Il a sans doute pris l’habitude d’être sûr d’avoir raison.

Essayez de comprendre ce qu’il imagine, et donc ce qui l’effraie. Selon sa réponse, à vous de le prendre par la main en lui expliquant les différentes approches possibles. Faîtes preuve de patience et de pédagogie, vos efforts seront récompensés. La première étape est de faire un point vocabulaire : de quoi parle-t-on quand on évoque un changement de la législation ?

  • Dépénalisation : la consommation et la possession de petites quantités échapperaient à toute sanction pénale, mais resteraient punies par des sanctions alternatives (contraventions par exemple) voire tolérées.
  • Déjudiciarisation : la consommation et la possession de cannabis ne seraient plus considérées comme des infractions.
  • Légalisation : ouverture d’un accès légal au cannabis. Toutes les étapes du trafic de drogue seraient déjudiciarisées – mais plus ou moins contrôlées (consommation, possession, culture, production, vente, etc.)
  • Régulation : en plus de la légalisation, création d’un marché strictement contrôlé par l’Etat, avec une production et une distribution régulées et un prix contrôlé grâce à un système de taxes et de gestion des stocks)[7].

Si la simple dépénalisation effraie Papy, adoptez la stratégie du constat d’échec. Est-ce que les efforts policiers et judiciaires en valent la peine ? Et peut-on se satisfaire d’un telle politique quand on voit que les jeunes et moins jeunes fument encore autant en France ?

 

Papy vous rétorque que cela montre les efforts faits pour faire respecter la loi, et que cela décourage au moins une partie des jeunes de tomber dans la drogue.

Sans peut-être le savoir, Papy Jean cite un rapport de l’UMP de 2012[8] qui prône une répression dure. Une politique pourtant peu soutenue par les experts. A vous donc de citer les bonnes études, et de manière précise :

Commencez par reconnaître l’importance de la régulation de l’usage des produits stupéfiants, qui a le mérite de limiter les dangers encourus par les fumeurs. Citez les problèmes sanitaires liés à la fumette, concédez à Papy Jean de bons arguments sur la protection du développement des jeunes ; il est en effet inutile de nier l’impact des drogues sur le développement des cerveaux, vous vous feriez attaquer pour angélisme ou mauvaise foi ! Admettez ensuite les risques de la route, ils vous offrent une transition idéale vers l’alcool qui, après tout, rend la conduite plus dangereuse encore et bénéficie d’une législation bien plus favorable[9].

Après toutes ces marques de bonne volonté, attaquez fort. Prenez par exemple l’évolution récente de la politique répressive française. Entre 2007 et 2012, la répression a été renforcée par le gouvernement de Nicolas Sarkozy (70 744 affaires liées au cannabis en 2006, 106 799 en 2010, selon les chiffres du Ministère de l’Intérieur). Pourtant la consommation, notamment celle des jeunes, est repartie à la hausse en 2011, alors qu’elle baissait depuis 2003, selon les chiffres de l’Observatoire français des drogues et toxicomanies (OFDT)[10]. Quid donc de la répression comme dissuasion ?

 

Pensif, Papy Jean sort son dernier grand argument : oui mais si on tolère la consommation, on devient complice du trafic, la consommation va exploser en même temps que le crime, et il sera impossible de revenir en arrière !

Une fois de plus, résistez au piège de l’opposition frontale – commencez par aller dans le sens de votre interlocuteur ! Certes, le cannabis, comme toutes les drogues, nourrit un trafic sanglant. Mais selon une enquête internationale dirigée par Tom Decorte, professeur de criminologie à l’université de Gand (Belgique), le développement d’une quantité de petits producteurs locaux permettent de réduire la dépendance envers les filières mafieuses, y compris en France[11].

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Passez ensuite aux enjeux associés à la dépénalisation. Une fois de plus, vous pouvez vous appuyez sur de nombreuses sources, comme la Croix Rouge internationale qui a publié un appel à la dépénalisation à l’échelle internationale, et l’adoption de politiques de santé publique et de sécurité fondées sur les recommandations des scientifiques (prévention, accès aux soins, éducation)[12]. Concluez par un exemple européen, et de préférence pas les Pays-Bas (trop classique) ni le Portugal. Vous avez peut-être lu un article concernant la dépénalisation de toutes les drogues en 2001… mais en réalité le pays avait déjà une politique basée sur la prévention et le traitement des consommateurs, et il n’y a pas eu de grand bouleversement du cadre législatif. La République Tchèque est bien plus pertinente : en 1990 les sanctions pour possession de drogues illégales furent abolies. En quelques années, le pays acquit une réputation effroyable (sans réel fondement), au point que la re-criminalisation de la possession fut exigée pour l’entrée dans l’Union Européenne. Le gouvernement lança une enquête pour en évaluer les effets. Cette dernière conclut que la nouvelle loi ne conduisait : ni à une baisse de la disponibilité du produit ; ni à une baisse du nombre de consommateurs ; ni à une baisse du nombre de nouveaux consommateurs ; ni à une stagnation des problèmes de santé publique liés à la drogue ; ni enfin, à une non-augmentation des coûts sociaux. Le coût de cette mesure (police et justice), par conséquent, fut jugé indéfendable[13].

Bon et honnêtement, si dans tous ces exemples et ces chiffres, vous n’avez rien trouvé pour calmer Papy Jean, je ne peux plus grand chose pour vous. Gardez en tête que vous n’arriverez pas à convaincre Papy Jean en une fois. Le dessert arrive, resservez du vin à tout le monde et efforcez-vous d’aborder un sujet plus léger afin de ne pas plomber la soirée. Demain, vous pourrez retourner lire des études scientifiques pour vous convaincre.

 

 


Texte : Camille Bonazzi
Illustrations : Clément Lecocq

[1] http://www.journaldesfemmes.com/prenoms/classement/prenoms/les-plus-donnes/1936

[2] Mounteney, J., Griffiths, P., Sedefov, R., Noor, A., Vicente, J., & Simon, R. (2016). “The drug situation in Europe: an overview of data available on illicit drugs and new psychoactive substances from European monitoring in 2015”. Addiction, 111(1), 34-48.

[3] Mounteney J. et al, art. cité

[4] Baudelaire, C. Les paradis articifiels

[5] http://fredericjoignot.blog.lemonde.fr/2014/06/20/le-cannabis-une-passion-francaise/

[6] http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2016/04/14/si-le-debat-sur-la-depenalisation-du-cannabis-etait-une-conversation-sms_4902252_4355770.html

[7] Jelsma, M. (2011). The Development of International Drug Control: Lessons Learned and Strategic Challenges of the Future. International Drug Policy Consortium.
(historique des politiques anti-drogues à l’échelle internationale) & Morel, A. Débat sur légalisation, dépénalisation, décriminalisation, libéralisation des drogues Éléments de langage pour sortir de la confusion et des malentendus

[8] 7 juin 2012 rapport intitulé Dépénalisation : l’autre plan caché de la gauche

[9] http://www.planetesante.ch/Magazine/Addictions/Alcool/Alcool-cannabis-et-conduite

[10] http://www.lemonde.fr/societe/article/2015/04/21/le-cannabis-en-forte-hausse-chez-les-ados_4619794_3224.html

[11] Potter, G., Bouchard, M. M., & Decorte, M. T. (Eds.). (2013). World wide weed: Global trends in cannabis cultivation and its control. Ashgate Publishing, Ltd.

[12] calls for the decriminalisation of drug users, as well as access to due legal process and health services for those who use drugs both within and outside detention centres.”
in
International Federation of Red Cross and Red Crescent Societies, Out of harm’s way Injecting drug users and harm reduction. Advocacy report, December 2010.

The message is clear. It is time to be guided by the light of science, not by the darkness of ignorance and fear
in
 Spreading the light of science: Guidelines on harm reduction related to injecting drug use. International Federation of Red Cross and Red Crescent Societies, 2003

[13] Zabansky, T., et al. Impact analysis Project of New Drugs Legislation, Summary Final Report, Secretariat of the National Drug Commission, Office of the Czech Government, October 2001