Esprit d'ébène | Stop dépigmentation : lutte, conscientisation et santé publique

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Esprit d’Ebène est une association située à la Goutte d’Or. Depuis un an, ses membres luttent contre le fléau de la dépigmentation artificielle de la peau. À travers leur campagne #Stopdépigmentation et leurs ateliers de sensibilisation, ses membres misent sur l’éducation pour arriver à bout de cette idée reçue selon laquelle la peau claire correspond à un idéal. Une tentative, aussi, de conscientiser les plus jeunes sur les séquelles de la colonisation. Noise a rencontré Mariam Sissoko et Mams Yaffa, deux membres fondateurs d’Esprit d’Ebène.

Pouvez-vous présenter votre parcours ?

Mams Je suis Mams Yaffa, un des membres fondateurs d’Esprit d’Ebène. Esprit d’Ebène est une association qui est née dans le quartier de la Goutte d’Or, qui a 20 ans aujourd’hui, et qui mène des actions entre la France, l’Afrique, le monde, sur des thèmes liés aux diasporas.

Mariam Je m’appelle Mariam Sissoko, j’ai 30 ans. J’habite Paris, et je suis membre d’Esprit d’Ebène depuis 5 ans maintenant. J’ai rejoint l’association au moment du projet  « Diaspora et Indépendance », une exposition d’une semaine sur le parvis de l’Hôtel de Ville. C’est dans cet effort de revendication et de célébration des différents diasporas francophones que nous avons lancé la campagne de sensibilisation à la dépigmentation artificielle de la peau cette année. Mais nous menons aussi d’autres actions comme la lutte contre le paludisme, et ce depuis 15 ans.

Pourquoi avoir choisi de faire entrer la lutte contre la dépigmentation dans votre champ d’actions ?

Mariam C’était une suite logique. Au fil de nos activités et autour de nous, on s’est rendu compte qu’il y avait des filles de plus en plus jeunes qui se dépigmentaient. Moi à mon époque, c’était des jeunes filles de 18/20 ans. Elles commençaient à 20 ans, à 30 ans elles se rendaient compte que c’était un peu problématique, donc elles arrêtaient. Maintenant ça commence plus tôt, à 12/13 ans ! C’était trop, on a voulu mener une campagne neuve.

On a réfléchi en interne, avec Iconoclaste, une grande société de communication et de production. Nous avons réfléchi à comment mettre en avant cette problématique, mais sans stigmatiser, sans aller dans le jugement. C’est pour cela qu’on a travaillé avec David Uzochukwu, un des photographes les plus prometteurs de sa génération, qui a réalisé 4 portraits de 3 femmes et un homme, parce que oui il y a des hommes qui se dépigmentent la peau. Une asiatique, une indienne, une arabe et un noir.

La Mairie de Paris avait déjà fait des campagnes en 2010, mais plutôt stigmatisantes, avec des images de femmes ayant une peau brûlée, différentes teintes de carnation… C’est pour cela que l’on s’était dit que nous, on voulait apporter un aspect artistique là-dedans, pour interpeller les gens et les inciter à aller plus loin. Notre campagne, on l’a vraiment vue en plusieurs étapes, on travaille sur du long terme. Cela fait déjà presque deux ans que l’on a commencé. On s’est ensuite lancé dans l’organisation d’ateliers de proximité, vraiment dans chaque quartier, pour aller au plus près des populations, pour comprendre.

Quels sont les risques de la dépigmentation ?

Mariam Les risques que l’on connaît aujourd’hui sont : une hyper pigmentation de la peau, avec plein de taches noires, de taches brunes, de l’acné parfois sévère, un vieillissement prématuré de la peau, des vergetures, une hypertension artérielle, du diabète, des cas cancérigènes, et on a eu un cas de cécité aussi au Sénégal. La difficulté est que l’on manque d’études pour démontrer le lien direct avec la dépigmentation. Mais nous savons que c’est un facteur de risque qui entraîne ces problèmes de santé là.

Mams Nous n’avons pas rencontré personnellement de cas graves, celles qui ont témoigné s’en sont plutôt bien sorties. Mais à travers les médecins qui nous accompagnent, oui, il y a des cas très graves.

Quels sont les principaux produits utilisés qui blanchissent la peau ?

Mariam Principalement c’est l’hydroquinone, une forme de cortisone, qui est le principe actif des produits dépigmentants. Après, il y a différents procédés : les méthodes application sur la peau, celles du grand public. Ensuite, il y a les formes d’injection, qui coûtent un peu plus chères, puis la glutathion, qui elle unifie complètement la peau, ce qui fait qu’il n’y a pas forcément de démarcations présentes parfois sur les phalanges ou les coudes, visibles sur certaines personnes qui se dépigmentent la peau. Il y a aussi les gélules, puis récemment, les gélules pour que qui font que des femmes enceintes peuvent éclaircir leur futur enfant dans leur ventre.

Concrètement, qui se dépigmente ? Et quelles sont les origines de ce phénomène?

Ce phénomène a toujours existé. Il y a plus de cinquante ans il existait déjà, et d’après nos recherches, c’est né avec la colonisation et l’esclavagisme.

Il faut savoir qu’il n’y a pas que les noirs qui se dépigmentent la peau. Les premiers à se dépigmenter la peau à travers le monde, ce sont les indiens. En Inde, le système de caste veut que les plus clairs sont ceux au statut social le plus élevé. Etre foncé de peau, cela veut dire que l’on est exposé à la lumière, au soleil et que l’on traîne dans les champs. Que nous sommes pauvres quoi.

C’est resté dans l’inconscient collectif : être clair soit une fin en soi, une référence.

Concernant la différence entre les hommes et les femmes, il y a beaucoup de femmes, mais on remarque de plus en plus d’hommes. Sans pouvoir les quantifier, on a le sentiment qu’ils sont de plus en plus nombreux.

DOMINATION ET REPRESENTATIONS

Est-ce aussi une question de classe sociale ? Une question de géographie ?

Mams L’éducation y est pour beaucoup. Le phénomène vient directement des idées reçues. Face à lui, il y a des efforts : les pays d’Afrique anglophone ont balayé cela.

Mais en Afrique francophone cet idéal est toujours présent. J’ai envie de dire, cette vision maraboutique : « le marabout a dit que si tu prends une femme claire, il y aura plus de chance dans ta maison » (rire)

Ce sont des codes qui sont liés à des dominations. Les gens sont lobotomisés par ça, et il y a des classes qui entretiennent dans le subconscient des gens que la « race » claire est dominante. Historiquement, il suffit de penser à la ségrégation raciale aux Etats-Unis ou en Afrique du Sud.  

Et surtout, il y a les codes : les codes de beauté, prônés par les agences de communication, les publicitaires, par les artistes eux-mêmes parfois. Quand on voit en Jamaïque, les ravages que ça a fait… Tout ça parce qu’il y a des artistes phares qui prônent le culte de la blancheur. On a plus de 50% de la population qui se blanchit la peau.

Les artistes, la mode ou la musique afro-caribéenne ont gagné en visibilité ces dernières années – est-ce que cela change un peu la donne ?

Mams Il y a une dizaine d’années, un retour s’est opéré. Un retour à l’authenticité, une revendication du naturel, sur le fait d’être tout simplement noir, d’être afro caribéen ou afro descendant. Du coup, les choses bougent : j’avais vu un reportage sur le colorisme qui était assez criant, sur le fait que sur ces dix dernières années dans les clips, les filles sont devenues de plus en plus noires. Alors qu’avant, on voyait tout le temps des métisses, des latinas… Certains artistes américains conscients revendiquent leur côté black, les artistes nigériens percent et revendiquent beaucoup et du coup, même les français suivent. En France, on avait ce problème-là : il fallait absolument avoir une métisse, une claire ou une arabe. Maintenant les femmes noires ne sont plus relayées au second plan. On le voit, même les artistes congolais : Fally Ipupa, sur ces 5-6 dernières années, il met des femmes noires dans ses clips, alors qu’il n’en mettait pas avant.

Il y a quelques années, un retour à l’authenticité s’est opéré

Stop Dépigmentation

Un des spots de la campagneSelon vous, les hommes ont-ils une part de responsabilité dans le fait que des femmes souhaitent  s’éclaircir la peau ?

Mariam Je ne dirais pas que les hommes ont leur part de responsabilité. Je dirais qu’on nous fait CROIRE que les hommes préfèrent les femmes claires. Lorsqu’on pose la question aux hommes, ils disent que non. C’est également générationnel je pense : je crois que la génération de nos parents n’a pas forcément les mêmes critères esthétiques que nous aujourd’hui. Leurs critères étaient : il faut être grande, claire et assez bien en forme. Maintenant, est-ce que ces critères-là ont perduré ? C’est là la question. Moi je ne pense pas, je pense que maintenant, les hommes préfèrent une femme intelligente, une femme qui s’assume. C’est cela qu’il faut faire comprendre aux gens : si tu t’aimes, comme tu es, alors ça va se ressentir. On aura envie d’aller vers toi, les hommes auront envie d’aller vers toi. Tu n’auras plus cette gêne ou ce mal être que tu as alors que tu ne devrais pas.

C’est ce que je pense et que j’entends autour de moi du moins.

Que pensez-vous des médias afro-caribéens qui publient des pages de publicité consacrées aux produits dépigmentant ? N’est-ce que pour l’argent ?

Mams Oui. Souvent, quand on discute avec les gens d’Amina en aparté, certains nous disent « c’est ce qui fait vivre notre magazine, c’est ce qui nous permet d’exister depuis 15 ans 20 ans, même si on sait que… ». C’est une logique business.

Pensez-vous que la dépigmentation touche plus les noirs qui vivent en occident ou ceux sur le continent africain ?

Mariam C’est différent sans réellement l’être. En Afrique, il y a des idées reçues. Quand on est clair, c’est synonyme de « chance ». Socialement parlant on trouve plus facilement un mari, on est plus intéressante. On peut mieux s’intégrer, trouver un boulot plus facilement… Être clair.e est synonyme de réussite.

En France c’est plutôt : « je ne me sens pas bien dans ma peau », qui est plus directement lié à un problème de représentativité. Penser que le fait d’avoir la peau foncé est un problème, c’est manquer de confiance dans son identité, donc c’est aussi profond.

A vrai dire, je ne pourrais pas les dissocier.

Stop dépigmentation

La campagne

SENSIBILISATION ET ACTION

Quelles sont les actions entreprises par Esprit d’Ebène pour lutter contre la dépigmentation ?

Mariam Une grande campagne d’affichage a débuté en décembre dernier, avec un affichage dans le métro parisien dans plus de 45 stations.

En juin 2018, nous avons présenté un plaidoyer à l’Assemblée Nationale. Nous avons soumis la problématique à des députés qui ne connaissaient pas ce sujet là, afin de vraiment les sensibiliser et, pourquoi pas, de les encourager à légiférer dessus.

Ensuite, nous avons réalisé un court métrage sous forme de fiction, qui pour l’instant reste en interne. 

Mams Cet été, nous avons aussi multiplié les ateliers de sensibilisation, dans le quartier de la Goutte d’Or et à Paris Plage notamment.

Est-ce que tout cela porte ses fruits ?

Mams Oui, pour toutes les personnes qui souhaitent arrêter, qui avaient besoin d’une oreille, d’une épaule, de quelqu’un qui puisse les écouter, et qui nous contactent. Dans le même temps, notre action parle et porte celles et ceux qui étaient déjà contre ce diktat. Du coup, il y a pas mal de gens qui nous soutiennent et les langues commencent à se délier.

Mariam On recueille de beaux retours, de beaux témoignages de personnes qui ont décidé d’arrêter, car elles se sentaient enfin comprises et surtout pas jugées. On ne voulait vraiment pas stigmatiser, dire « ce que tu fais c’est pas bien », mais au contraire : « ok, tu fais ça, maintenant comment fait-on pour comprendre ce que tu fais, et pourquoi pas arrêter ».  C’est vraiment comme cela que nous vivons la chose. Nous mettons l’accent sur l’estime de soi, l’identité, la beauté plurielle, la diversité.

Mams On a aussi pu s’appuyer sur plusieurs personnalités. Des actrices, comme Fatoumata Diawara, Aissa Maïga, ou Assa Sylla, une jeune actrice qui est en train de monter. Nous avons les acteurs français Eriq Ebouaney et Omar Diaw, ainsi que des journalistes télé comme Kareen Guiock. Puis bien d’autres…

Dans certains quartiers afro à Paris comme Château Rouge et Château d’Eau, des boutiques disposent d’étagères entières composées de produits dépigmentants. Pensez-vous qu’une sensibilisation pourrait faire entendre raison aux commerçants ?

Mariam C’est un marché à plusieurs milliards de dollars par an, ils n’arrêteront pas d’eux-mêmes. Tout va se faire par l’éducation, la sensibilisation et la valorisation.  C’est plutôt aux gens de se poser les bonnes questions, pour eux, pour leur avenir et leurs enfants… Tout est dans l’éducation. Notre but est d’aller auprès des personnes pour comprendre le phénomène. Comprendre, chiffrer, aller au-delà du simple constat et du “il ne faut pas se dépigmenter”. Ça c’est bon on le sait, que fait-on après ? C’est aussi pour ça que notre but est d’étendre notre champ d’action.

ALLONS PLUS LOIN

Ces problèmes d’identité ne sont pas visibles uniquement par la dépigmentation de la peau, il y a également le défrisage des cheveux, cela représente t-il aussi un déni ?

Mariam Le mouvement nappy est devenu, est en train de devenir, un mouvement politique. À la base c’était plutôt un mouvement « Je m’aime comme je suis, je m’assume ».

Ce mouvement-là effraie certaines personnes, qui ont du mal à se dire « ce sont des femmes qui sont fières de ce qu’elles sont, qui s’assument et qui le porte bien ». La différence avec la dépigmentation, c’est tout de même qu’il y a moins de risques sur les cheveux.

Mams Si, il y a le risque de ne plus avoir de cheveux. (rire)

MariamDe toute façon, ce n’est pas la nappy black power qui va se dépigmenter, c’est plutôt la jeune fille qui ne sait pas trop si elle doit être considérée comme française ou comme rwandaise par exemple. Et le fait qu’on voit des gens toujours plus jeunes se dépigmenter est inquiétant. Mais c’est aussi pour ça qu’on se bat.


Couverture : AfroDjodjo