Le symptôme bobo

 

On les appelle « bourgeois-bohême »
Ou bien « Bobos » pour les intimes
Dans les chansons d’Vincent Delerm
On les retrouve à chaque rime

Ils sont une nouvelle classe
Après les bourges et les prolos
Pas loin des beaufs quoique plus classes
J‘vais vous en dresser le tableau[1]

A entendre les paroles de cette chanson, on pourrait croire à l’apparition d’un véritable phénomène urbain, d’une nouvelle classe sociale, qui semble depuis quelques années prendre une ampleur inédite : le bourgeois-bohème. Pourtant, à y regarder d’un peu plus près, on constate qu’il s’avère extrêmement difficile de se mettre d’accord sur une définition exhaustive et précise du « bobo ». Que doit-on en conclure quant à l’existence de ce prétendu nouveau groupe ? Y a-t-il un bobo objectif, en soi, ou n’est-il qu’une construction sociale qui n’a d’autre existence que dans nos esprits ?

Le terme « bobo » est utilisé pour la première fois en 2000 dans le livre Bobos in Paradise: The New Upper Class and How They Got There de David Brooks[2]. D’après l’auteur, un bobo est un bourgeois issu du milieu capitaliste qui adopte des valeurs hippies. Toute la littérature « bobologique » s’est ensuite efforcée de préciser le terme en construisant un archétype du bobo : c’est une personne relativement riche au capital culturel élevé, vivant dans des quartiers réputés populaires ou ex-populaires, votant à gauche. A ces généralités s’ajoutent d’autres attributs variables : le bobo est écologiste, mange bio, circule à vélo, travaille dans un domaine artistique, fait du yoga, écoute des groupes inconnus du grand public, regarde des films d’auteur, assiste à des conférences très intellectuelles… Peut-être n’êtes-vous pas d’accord avec ces critères, peut-être en trouverez-vous d’autres.

Mais les exemples pourraient s’accumuler à l’infini sans que l’on parvienne à une définition simple, précise et consensuelle. On voudrait définir le bobo, comme s’il s’agissait d’une classe sociale universellement reconnue, comme la classe moyenne, les ouvriers… Pourtant, force est de constater que les tentatives de définition comme les représentations qu’on s’en fait se contredisent bien souvent.

 

                Le problème de la classification sociale

Les bobos forment-ils une classe sociale ? Procédons avec méthode : une classe sociale peut être soit objective, soit subjective.

Dans leur article « Classe sociale objective, classe sociale subjective et comportement électoral »[3], Guy Michelat et Michel Simon définissent la classe sociale objective comme « un type de groupement constitué en fonction d’un ensemble de caractéristiques liées à la situation professionnelle de ceux qui en font partie : secteur et type d’activité (productive ou non productive, industrielle ou agricole, etc.), statut («patron», «indépendant» ou salarié) , situation hiérarchique, nature et niveau du revenu (salaire, traitement, pension, bénéfice, gages, honoraires, rente, etc.). » Or, on s’aperçoit vite qu’il est impossible de trouver une quelconque cohérence entre les prétendus bobos en se fondant sur ces critères : ceux qui peuvent être taxés de « bobos » ont souvent des profils très variés.

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On peut procéder de même pour nombre d’autres critères. Prenons, par exemple, le lieu de vie. Les bobos sont réputés être les acteurs du phénomène de gentrification, renommé pour l’occasion boboïsation, synonyme d’embourgeoisement : c’est le fait pour des classes aisées de s’installer dans des quartiers moins favorisés, transformant ainsi le profil économique et social de ces espaces. A Paris, le quartier du Marais est l’un des premiers à avoir été gentrifiés. Ainsi, on pensera que les quartiers bobos par excellence sont ceux de l’Est et du centre parisiens. Quoi de plus facile que d’imaginer un bobo déambulant le long du canal Saint-Martin ou se promenant dans le quartier de Beaubourg ? Cependant, à y regarder de plus près, on constate quelques incohérences. Par exemple, certains considèrent que de nombreux bobos vivent en banlieue alors que pour d’autres, celles-ci sont soient trop pauvres, soit trop riches et investies par les « vrais » bourgeois.

Qu’en est-il à présent de la classe sociale subjective ? Par opposition à la classe sociale objective qui est une classe sociale « en soi », la classe sociale subjective est une classe sociale « pour soi ». Elle désigne le sentiment que nous avons d’appartenir à une classe sociale, ou encore ce qu’on appelle couramment la « conscience de classe ». Ce concept a notamment été exposé par Georg Lukács dans Histoire et Conscience de Classe[4] : selon lui, la première classe sociale à avoir développé une conscience de classe effective fut le prolétariat.

La question de savoir si les bobos forment une classe sociale subjective peut être résolue par une petite expérience. Descendez dans la rue, trouvez quelqu’un qui ressemble, selon vous, à un bobo, et demandez-lui s’il est un bobo. Il vous répondra que non. Personne ne se revendique comme bobo, car ce terme possède une connotation extrêmement négative. « Bobo » est une insulte.

Les bobos ne forment ni une classe sociale objective ni une classe sociale subjective. Ils ne forment donc pas de classe sociale du tout et l’on devrait pouvoir dire que les bobos en tant que groupe social n’existent pas. Dans La république bobo[5], les auteurs affirment qu’il « n’y a pas de bobos, il n’y a que de la boboïtude ». Cependant, là encore, il faut pousser plus loin le raisonnement : qu’est-ce que la boboïtude, sinon le fait de se comporter comme un bobo ? L’existence de la boboïtude impliquant nécessairement celle d’individus qu’on peut qualifier du nom de bobo, il faut en conclure que la boboïtude, non plus, n’existe pas.

Pourtant, un constat s’impose : dans le langage commun, une nouvelle classe sociale est apparue – celle des « bobos ». Nous sommes face à un paradoxe : de nombreuses personnes croient à l’existence d’une classe sociale dont ils n’arrivent pas à définir les caractéristiques et dont les prétendus membres ne se reconnaissent pas comme tels. Si, d’un côté comme de l’autre, rien ne justifie cette classification, pourquoi continuons-nous à parler des « bobos » comme s’ils formaient un tout ?

 

 

                Le besoin de catégoriser la société

Classer est synonyme de catégoriser. Une classe sociale équivaut à une catégorie sociale. La société toute entière est répartie en catégories : tout individu est, dès sa naissance, classé dans l’une d’elles, et il est généralement difficile d’en changer. Pourquoi cette obsession de classification ? Selon plusieurs philosophes, l’esprit humain a tendance à diviser en catégories le monde qui l’entoure. Ainsi, Aristote, dans ses Catégories, distingue dix catégorie de l’être : la substance (ou essence), la quantité, la qualité, la relation, le lieu, le temps, la position, la possession, l’action et la passion. Ces catégories permettent de désigner et de signifier ce qui est. Kant va plus loin en définissant des concepts ou catégories de l’entendement. Il y en a douze, répartis dans quatre groupes : la quantité, la qualité, la relation et la modalité. Toute notre connaissance est fondée sur ces concepts a priori – c’est-à-dire indépendants de toute expérience. Ces catégories sont non seulement déjà présentes dans notre esprit à la naissance, mais elles sont les conditions de possibilité de toute expérience : nous ne pouvons pas penser en-dehors de ces catégories. Autrement dit, quand nous faisons une nouvelle expérience, quand nous découvrons quelque chose qui nous était jusque-là inconnu, nous le classons immédiatement dans l’une de ces catégories – généralement, ce phénomène est inconscient.

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Dans ces conditions, comment accepter qu’un être étrange, d’un nouveau genre, puisse exister sans appartenir à une catégorie ? Les exemples d’Aristote et de Kant ne peuvent bien sûr pas être appliqués tels quels au phénomène des bobos traité dans  cet article. Ils ont simplement vocation à introduire l’incapacité de l’esprit humain à saisir des phénomènes sans les répartir dans des catégories. On pourrait donc expliquer le fait que des individus qui n’ont pas grand-chose en commun soient vus comme formant une classe sociale à part par la nécessité de ne laisser personne en-dehors d’une catégorie. La classification permet la compréhension.

 

                Le besoin de définir l’Autre

Pour comprendre ce qui nous entoure, nous pouvons, comme nous l’avons vu, classifier ; classifier va de pair avec distinguer. Quand nous plaçons les choses dans des catégories, nous les distinguons de nous-mêmes. Cela revient à définir autrui. La division la plus simpliste est la séparation des êtres en deux groupes : moi (et ceux me ressemblent), et l’Autre (et ceux qui lui ressemblent). Ainsi, Carl Schmitt fait de la distinction entre l’ami et l’ennemi le critère fondateur du politique : le politique naît lorsque des hommes se reconnaissent subjectivement comme groupe et définissent un autre groupe comme leur ennemi (sans aucun préjugé moral : l’ennemi n’est pas bon ou mauvais au sens éthique du terme). La définition de l’Autre est à la fois fondamentale – afin de ne pas le confondre avec moi-même et de me singulariser – et difficile : l’Autre me ressemble toujours par certains aspects. Pour l’existentialiste Jean-Paul Sartre, autrui est toujours un ennemi pour moi car, par son existence, il me prive d’une part de ma liberté. Son regard fait de moi un objet. Pour vaincre l’Autre, deux voies sont possibles : je peux l’utiliser comme sujet pour justifier mon existence, en me soumettant à lui (par exemple par l’amour), ou à l’inverse faire de lui un objet afin de détruire sa liberté (par exemple par l’indifférence ou le désir sexuel).

A maints égards, le « bobo » n’est pas défini autrement que comme quelqu’un qui ne se comporte pas comme moi. Cela explique que chacun aura sa propre définition du bobo. Pour l’un, amateur de consommation et peu sensible à la cause écologique, bobo est synonyme d’écolo. Pour l’autre, usager régulier des transports en commun, le bobo est celui qui assez riche pour posséder une voiture individuelle. Pour certains, à l’inverse, le bobo ne circule qu’en vélo. Peu importe son mode de transport favori, le bobo est celui qui ne se déplace pas comme moi[6]. A partir du moment où on définit le bobo comme celui dont le mode de vie est différent du mien, on remarque aisément que nous avons tous notre bobo et que nous sommes nous-mêmes toujours le bobo de quelqu’un.

 

Le besoin de se justifier soi-même

La reconnaissance de l’Autre peut servir à justifier notre propre existence : nous avons besoin d’autrui pour nous construire en tant que liberté et en tant que personne. C’est ce qu’explique le philosophe Emmanuel Levinas par le concept du visage : c’est grâce à la confrontation au visage d’autrui que je peux m’élever à la condition de sujet. Hegel, lui, considère que l’existence d’autrui est indispensable « à l’existence de ma conscience comme conscience de soi »[7]. La justification de soi est permise par la distinction entre moi et l’Autre, et la connaissance de soi passe par la reconnaissance de moi par l’Autre. Cette thèse est expliquée par la dialectique du maître et de l’esclave : dans la lutte des consciences, celle qui, la première, est reconnue, devient le maître, et celle qui reconnaît se soumet et devient esclave. S’il domine l’esclave, le maître a cependant besoin de lui afin d’exister ; sans la reconnaissance de l’esclave, il est voué à la mort.

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La justification de soi passe par la distinction de soi d’avec l’Autre, mais aussi par le rejet de l’Autre. Critiquer l’Autre, qui n’est pas comme moi, permet en contrepoint de légitimer mon existence et mes actes. D’où un tel engouement pour le « bobo-bashing » : selon les auteurs de La république bobo[8], la droite accuse les bobos d’être  « des apatrides, les idiots utiles de l’immigration et de la globalisation », alors que la gauche n’hésitera pas à faire d’eux « des incubateurs du capitalisme, des gogos privilégiés qui singent la révolte, persuadés que leurs indignations sociétales sont subversives ». Sans même s’interroger sur le sens de ce terme, traiter quelqu’un de bobo suffit à le disqualifier : on comprend dès lors que ceux qui font l’objet de cette accusation s’en défendent avec ardeur. Le bobo, qui, comme on l’a vu, ne désigne personne précisément et tout le monde en général, est devenu le véritable bouc émissaire de la société, l’effigie de la différence rejetée.

Besoin de catégoriser la société, besoin de définir l’Autre, besoin de se justifier soi-même. Trois hypothèses qui pourraient expliquer l’apparition de ce terme qui désigne l’être imaginaire qu’est le bobo. On en vient à la conclusion que le bobo n’est qu’un concept qui permet de comprendre, d’expliquer et de légitimer la société et soi-même : ce n’est, finalement, qu’une énième cristallisation de la nature humaine. Plutôt qu’un phénomène, l’apparition des « bobos » semble être un symptôme : symptôme de l’état d’esprit de notre société, de ses valeurs et de ses peurs. Et si le bobo n’était, en négatif, que le reflet de nous-même, de notre vie et de nos désirs ? S’il est impossible de dire ce qu’est le bobo, la façon dont nous le définissons ou tentons de le définir est révélatrice de notre mode de vie et de notre façon de penser.

Alors, qui sont ceux qu’on appelle bobos ? Ce sont, en fin de compte, ceux qui vivent comme ils l’entendent sans se soucier d’adapter leur comportement et leurs dires au milieu dont ils sont issus. C’est d’ailleurs pourquoi ils sont si mal considérés, car ils sont vus comme hypocrites et faux : comment peut-on à la fois être issu d’une classe aisée, manger bio, avoir une belle voiture (de préférence électrique) et voter à gauche ? Peut-être que le bobo est un peu idéaliste et rêveur, mais il y croit. Il voudrait à la fois réussir sa vie dans tous les domaines, sauver la planète, inventer un nouveau mode de vie pour la société, réconcilier les antagonismes, bannir la guerre à jamais… Il n’y arrivera pas et il le sait, mais ça ne l’empêche pas de continuer à lutter. Finalement, le bobo n’est-il pas celui que nous avons toujours rêvé d’être sans oser le faire ? Il incarne peut-être, sans que nous en ayons conscience, nos désirs retenus et nos frustrations que nous avons refoulés jusqu’à les détester. C’est celui qui s’est jeté à l’eau sans se soucier des conventions sociales, et ce courage, nous qui le critiquons ne l’avons jamais eu. Et c’est pour cela que nous lui en voulons : notre rancœur n’est peut-être que de l’envie.

« Ma plume est un peu assassine
Pour ces gens que je n’aime pas trop
Par certains côtés j’imagine
Que j’fais aussi partie du lot »

C’est par ces paroles que Renaud termine sa chanson : après avoir déroulé une litanie de clichés sur ces « bobos » tellement connus qu’on n’arrive même plus à les définir, il reconnaît que finalement, lui-même qui leur fait un procès si sévère est aussi un peu bobo. Mais par certains côtés seulement : est-ce à dire qu’on peut n’être qu’un « demi-bobo » ? C’est bien la preuve, s’il en fallait encore une, que les bobos ne sont pas une espèce une et définissable, et que nous sommes nous-mêmes bien plus complexe que ce que la dichotomie simpliste bobos versus non-bobos voudrait nous laisser croire. La figure du bobo semble n’être qu’une illustration de celle de l’homme conscient, de l’homme qui se reconnaît en tant qu’homme et qui en conséquence refuse de s’enfermer dans aucune autre catégorie que celle de nature humaine. Ce que le « bobo » recherche, c’est un certain idéal philosophique d’accomplissement de son humanité en harmonie avec la nature. Si conformistes que nous puissions être, une part de nous-mêmes se rebelle toujours contre les conventions sociales. La reproduction sociale peut agir pleinement, notre esprit gardera toujours une part de liberté. Une part de bobo.

 

Texte de Diane Richard, photos de Yuanye Lu

 

 

 

[1] Les bobos, paroles Renaud Séchan, composition Jean-Pierre Bucolo, éditeurs Ceci-cela, 2006

[2] David Brooks, Bobos in Paradise: The New Upper Class and How They Got There, Simon & Schuster, éd. Underlining and Notation, 2000, 284 p.

[3] Guy Michelat et Michel Simon, « Classe sociale objective, classe sociale subjective et comportement électoral », in Revue française de sociologie, Presses de Sciences Po, octobre 1971, vol. 12, n°4, p. 483-527

[4] Georg Lukács, Histoire et Conscience de Classe : essais de dialectique marxiste, 1923

[5] Laure Watrin, Thomas Legrand, La république bobo, Stock, coll. Essais – Documents, 2014, 272 p.

[6] Voir, à ce propos, cet excellent article du Monde

[7] Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit

[8] op. cit., Laure Watrin, Thomas Legrand