Baudelaire et La Ville

Baudelaire

Rue des Ecoles, à Paris, on peut lire sur le socle d’une statue représentant Montaigne cette déclaration du penseur :

« Paris a mon cœur dés mon enfance. Je ne suis français que par cette grande cité. Grande surtout et incomparable en variété. »

        

Pourquoi parler de Montaigne dans un article consacré à Baudelaire ? Car l’ami de La Boétie nous offre l’antithèse parfaite de la vision qu’avait l’écrivain des Fleurs du Mal. A travers ces lignes, on voit que la Ville des Lumières a été perçue par Montaigne comme une amante, un lieu par lequel le poète s’est senti « français », intégré, vivant même, oserons nous dire. La relation qu’a entretenue Baudelaire avec Paris n’est en rien similaire à celle de Montaigne : elle n’est pas le lieu d’une intégration mais plutôt d’une désintégration, d’une vaporisation du moi dans l’atmosphère d’un Paris en profonde métamorphose. Métamorphose géographique d’abord : large diffusion des idées libérales et capitalistes, propagation de nouvelles technologies liées à l’industrialisation, volontés politiques, voici trois des nombreuses causes qui ont fait de Paris « une ville mouvante » pour reprendre les mots de Michaux, et constamment remise en chantier au XIXe siècle. Et surtout métamorphose « sociale » : l’expansion phénoménale de la ville s’est accompagnée d’une augmentation tout aussi phénoménale des citadins. Walter Benjamin a magistralement démontré comment s’est constitué un nouveau mode d’êtres de la multitude dans le Paris du XIXe : la foule, caractérisée par sa compacité, son mouvement rapide, par l’indifférence aux autres mêlée d’une identification sociale immédiate. Au sein de cette foule nul n’est strict étranger aux yeux des autres même si tous sont des anonymes. La foule pour Benjamin est un voile qui cache la vérité tout en faisant ressortir telle ou telle singularité ; elle symbolise l’impossibilité de l’expérience collective. C’est dans ce nouveau milieu, dans cette ville, qui si elle fut amante pour le poète, ne le fut presque que diaboliquement, excessivement, que le poète va s’inscrire et qu’il va magnifier le premier les symptômes de toute une génération en faisant de Paris un sujet de poésie lyrique. C’est donc la vision de Paris ainsi que la relation qu’a entretenu Baudelaire avec celle-ci que nous tenterons d’éclaircir ici par l’analyse de quelques uns de ses poèmes ; Baudelaire ce précurseur et symbole malgré lui de la rupture entre individu (d’abord, et poète ensuite) et cité, que nous connaissons que trop bien de nos jours…

         « Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambitions, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et heurtée, pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme (…) ? C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant ». Que ressort-il de ces quelques remarques destinées à Arsène Houssaye dans la préface du Spleen de Paris ? De nouvelles formes sont requises pour s’adapter à la modernité et pour rompre avec l’héritage lyrique des Lamartine et autres Gérard de Nerval. L’heure n’est plus aux cantiques d’un moi replié sur lui-même, cherchant ainsi à vaincre l’ « effet foule » par le biais d’une espèce d’égoïsme subjectif. Non. L’heure est à la vaporisation du moi dans cet espace ; le poète doit être celui qui « tradui[t] en une chanson le cri strident du Vitrier, et exprime dans une prose lyrique toutes les désolantes suggestions que ce cri envoie jusqu’aux mansardes, à travers les plus hautes brumes de la rue » (préface du Spleen de Paris). « Il faut être absolument moderne » disait Rimbaud dans Adieu : pour « être moderne » et pour être ce musicien du hasard et du quotidien, Baudelaire s’est d’abord fait « flâneur » (rendons à Walter Benjamin ce qui est à Walter Benjamin).

         Arrêtons nous d’abord sur « Le Vieux Saltimbanque ».

Ce poème débute par un témoignage du vertige et l’ivresse que ressent le poète face au « peuple » qui « s’étal[e], se répan[d] » : Baudelaire, flânant et assistant à une fête collective, est submergé par cette marée humaine inquiétante, et avec lui, la ville sombre. Elle n’est plus ville, mais un « Partout », un lieu qui se dissout sous la multitude. « Le vieux Paris n’est plus ( la forme d’une ville /// Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel ) » nous dit Baudelaire dans Le Cygne (Les Fleurs du Mal) : la mégalopole haussmannienne a remplacé le Vieux Paris, et ce faisant a perdu sa structure de cité cohérente. Et dans ce lieu sans vie où règne la répétition du même, « le jubilé populaire », ce fourmillement du peuple redevenu enfant, devient errance sans issue : tout n’est que vague cacophonie, les forains exhibent leur art, celui de plaire, et le « peuple » sans repaît. Cette scène d’errance que nous décrit Baudelaire dans les deux premiers paragraphes est d’autant plus saisissante qu’elle est décrite d’abord comme de simple « vacances », comme un innocent « congé » : le peuple cesse son « travail » et oublie sa « douleur », qu’elle soit « horreur de l’école » pour les plus petits ou « lutte » pour les grands. Et de la même manière que s’inverse progressivement ce tableau, les positions sociales vont s’intervertir : les saltimbanques, symbole de l’errance et de la marginalité, venues pour « compenser les mauvais temps de l’année », deviennent les travailleurs et accumulent des richesses, et les travailleurs « dépens[ent] », deviennent symbole de l’errance et de l’oisiveté.

         Au sein de jubilé, qu’en est-il du poète ? Il tente de remonter à la surface. Dans le troisième paragraphe, le poète, devenu narrateur, hésite quant à son rôle. Pour reprendre les mots de Walter Benjamin, « s’il a cédé à cette violence [celle de la foule] qui l’entraînait vers elle, qui faisait de lui en tant que flâneur, l’un de ses membres, jamais pourtant il n’a cessé de sentir le caractère inhumain de cette foule. A peine s’est-il fait complice qu’il se sépare d’elle. (…) D’un seul coup, [il] la rejette avec mépris dans le néant ». Baudelaire oscille entre deux pôles. La concentration du moi : « Pour moi » sont les premiers mots du troisième paragraphe qui marquent la prédominance, l’irréductibilité du moi sur le reste. Et la vaporisation, l’effacement de ce moi dans cet espace : « en vrai parisien » ajoute-il directement ce qui marque l’adhésion du poète à l’événement social, l’illusion de sa singularité. Avouant ainsi sa faiblesse, le poète, certes prend la forme d’un « Parisien » qui perd son « vouloir » et se sépare « difficilement », mais dans le même temps il rend saillant la singularité de son moi. Car il est difficile de résister à l’ « influence » de cette foule qui se répand comme un véritable mal contagieux : elle n’épargne personne que ce soit « l’homme du monde » (le dandy ou l’aristocrate) ou « l’homme occupé de travaux spirituels » (le poète). Elle oblige ce dernier, et lui y consent à demi-mot, à faire de son moi, un moi de vrai Parisien. Cette foule est « le triomphe du mimétisme, de l’indifférenciation contagieuse » analyse Jérôme Thélot.

         Des victimes de foule, Le Spleen en compte beaucoup ; l’âne d’ « Un Plaisant », l’endeuillée des « Veuves », le bouffon d’ « Une mort héroïque » ; tous cela sont frères du saltimbanque qui est lui-même, l’image du poète, son « répondant allégorique » dirait Jean Starobinski. Ce « répondant allégorique » apparaît d’un coup, et furtivement aux yeux du poète. Au cœur de cette foule, un homme « vouté, caduc, décrépit », le saltimbanque, est sorti de la fête : la marée humaine laisse derrière elle « une ruine d’homme ». L’artiste saltimbanque est abandonné aux ombres après avoir été consommé par le peuple. « Une tragédie devient parfois le dénouement de la comédie qui a ouvert le spectacle » nous dit Le Mangeur d’Opium… Face à ce spectacle de désolation, dans lequel le poète ne peut que se reconnaître, lui, qui n’a pas la reconnaissance du public, public « à qui il ne faut jamais présenter des parfums délicats qui l’exaspèrent, mais des ordures soigneusement choisies » (Le Chien et le Flacon), Baudelaire ne peut que tomber dans « l’hystérie » car lui a cet « amer savoir » (Le Voyage) de la solitude, de l’errance de l’artiste… C’est pourquoi il se demande « Que faire ? » : « à quoi bon demander à l’infortuné » ce qu’il a offrir « derrière son rideau déchiqueté », le rideau de la modernité, puisque son présent ne sera pas reconnu. En interrogeant le saltimbanque, il questionne aussi la poésie sur son pouvoir et son pourquoi. C’est la même question que se pose le poète allemand Hölderlin : «  Pourquoi des poètes en temps de pénurie ? »… A quoi bon, « les merveille[s] et les curiosité[s] ne sont plus »… Les derniers mots du poème participent de ce registre : il remue une dernière fois les cendres de ce sacrifice des artistes sur l’autel de la modernité…

Cet article est loin d’avoir la prétention de fournir une analyse complète du poème ; voici juste quelques pistes pour que le lecteur se plonge ou se replonge dans les recueils de ce poète dont la modernité est saisissante : il est l’un des premiers à avoir saisi la chute métaphysique que ressent l’individu dans la foule nouvelle, une chute métaphysique qui est aussi exploitée par Edgar Allan Poe qui ira sonder ce gouffre dans ses nouvelles (« The Man of the Crowd » notamment). Avant de laisser le mot de la fin à Baudelaire, je ne peux que conseiller le lecteur d’allez lire ou relire A une passante, Les Sept Vieillards, Anywhere out of the world, Le Cygne (pour ne citer que ceux là) pour mesurer l’étendu de la recherche du poète qui de « voul[oir] en vain de l’espace Trouver la fin et le milieu » a « sen[tir] son aile se casser » (Les Plaintes d’un Icare).

« Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et devant lui qu’un orage où rien de neuf n’est contenu, ni enseignement, ni douleur », Fusées XV. 


Alex