Olympiades – La frontière

« Au cours d’une série de déambulations au quartier des Olympiades dans le 13ème arrondissement de Paris j’ai constitué une série photographique accompagnée d’une série de textes sous une forme semi narrative. Les images plutôt documentaires se sont confrontées à un texte qui traite des dystopies urbaines, sous le double modèle des Villes invisibles d’Italo Calvino ainsi que du Yi Jing (ndlr : le Yi-Jing ou « Livre des Changements » est un livre majeur de la culture chinoise utilisé comme oracle).

Avant chaque balade autour du quartier, j’ai consulté l’oracle et laissé intervenir le système du hasard au cours de mes annotations textuelles et photographiques. Peu à peu le thème de la ville dédoublée, une même et multiple, tel le Berlin de la Guerre froide ou le Jérusalem actuel, s’est imposé à moi. L’écart productif entre image et texte m’a semblé analogue a l’écart entre ces villes qui sont à la fois deux et une seule, ici et ailleurs. »

Martin Molina Gola


 

La ville est comme le Yi Jing. Comme un petit livre de poche, avec un nombre limité de pages mais infini dans les combinaisons et interprétations. La ville est comme une monnaie chinoise, avec un trou dans son centre. Pour arriver aux zones, pour pénétrer au cœur de la ville il faut prendre des détours, ne jamais la chercher frontalement mais du coin de l’œil.

 

 

La ville a deux noms, dépendant de quel côté on y pénètre. Par l’Est il faut prendre le boulevard du général Carpeaux, à travers ses grandes allées brutalistes inspirées d’un mauvais rêve de Le Corbusier. On entre alors dans la cité radieuse de Sophia. Avec ses 33 cathédrales et ses 28 mosquées, ses marchés aux puces, ses cinémas d’avant garde, ses cafés et ses petites librairies poussiéreuses.

Par contre, si tu entres par la porte Sud et vers l’Ouest tu rentres alors dans la ville jumelle de Mang. Parsemée de restaurants chinois et de temples bouddhiques, d’écoles de Mandarin et de jardins à l’abandon.  Les deux villes coexistent dans un même espace, juxtaposées ou superposées, divisées et réunies par une frontière invisible. Pour un œil non entrainé il pourrait sembler qu’il s’agit d’une seule.

 

 

J’ai commencé à faire des images quand j’ai  déménagé à Mang. Comme tant d’autres je cherchais du travail dans la ville jumelle,  étrangère et pourtant tellement connue. Je prenais des photos d’un quartier exotique, dans un pays lointain et pourtant familier dans les odeurs, les sons et les saisons. J’ai arpenté la rue que je prenais tous les jours pour aller manger au marché couvert de la place Cortina. Mais j’étais en réalité dans l’avenue de Xi han avec ses bâtiments de bêton et cristal et ses restaurants en forme de fausses pagodes.

 

 

La ville n’est jamais une seule; plusieurs cités existent sur le même  espace, se côtoyant sans jamais se regarder. Il y a aussi des interstices, des endroits de passage entre les différentes villes. Il y a d’autres cités qui existent dans ces zones d’incertitude et de passage.  La ville est comme une monnaie chinoise, avec un trou dans son centre.

Il y a des hommes qui habitent  dans les espaces entre les villes. Et des quartiers qui se trouvent tantôt dans une ville, tantôt dans une autre, ici et ailleurs. On entre dans un parking souterrain, on passe à travers le temple bouddhique, qui sert aussi de salon de thé pour jouer au mah-jong, puis on monte l’escalier pour arriver à l’école qui donne des cours le dimanche.

 

 

Les matins sont froids dans la ville.  À cette époque de l’année un soleil pâle ne commence à se lever que très tard dans la journée. Je regarde la vitrine du salon de thé qui commence à ouvrir lentement. J’ai passé une mauvaise nuit dans mon hôtel, j’ai  du mal à dormir loin de chez moi.

Dans la petite table de nuit j’ai trouvé l’autre soir un Yi-Jing. Je me demande où se trouve l’entrepôt où sont stockés et l’imprimerie d’où sortent toute ses petites éditions de poche du livre des mutations, qu’on retrouve dans chaque chambre de chaque hôtel dans la ville, accompagnées  de ces petites monnaies en plastique pour consulter l’oracle.

J’en profite pour faire des images de la ville, j’ai pris l’habitude de consulter l’oracle avant de sortir prendre des photos. Aujourd’hui :

Ciel dessous, tonnerre dessus

Thunder rages above heaven.
The superior man is specially proper
Whatever he does.

Il pleuvra probablement, mais c’est de bon augure.

 

 

Au marché j’écoute un proverbe ancien qui me laisse pensif : La Chine n’est pas dans le monde, le monde est une province de la Chine. Depuis que je suis ici je pense beaucoup à Jérusalem et à la tour de Babel. Des villes, comme celles-ci, dans un état de superposition quantique.

Aujoud’hui :

Le tonnerre dessous
La terre dessus

Thunder within the earth.
At the winter solstice,
the ancient kings closed the borders
forced the merchants to rest
and the inspectors to take a holyday.
The man comes and goes freely,
he is not at fault.
In seven days he returns,
his friends come to greet him.

 

 

Aujourd’hui, dans le centre-ville, le long du chemin pour aller manger, j’ai vu un accident de voiture. Au moins 6 blessés. Les ambulances et les policiers inondent les rues pour éviter des migrations involontaires. Sur le même trottoir de l’accident des citoyens de l’autre ville passent, indolents. Je ne m’en étais jamais rendu compte auparavant.

La nuit j’ai marché dans les rues désertes. Les deux villes ont développé un style de graffiti propre. Certains tags commencent dans une ville et sont terminés dans l’autre par d’autres gens.

 

 

Hier, une manifestation. Des dizaines de milliers de personnes protestent contre le gouvernement, parti unique et autoritaire issu de la révolution. Répression de la police quand des hommes et des femmes ignorent la frontière et commencent à interpeller des gens et distribuer des tracts dans la cité jumelle.

Dans la ville de Mang on raconte la légende sur un couple d’amoureux chacun dans leur propre ville, assis ensemble sur un banc.

 

 


Texte et illustrations : Martin Molina Gola