De l’autre côté du mur – Cap d’Origine

De l’autre côté du mur est une série d’articles consacrés aux pratiques situées en marge du graffiti : l’intérêt pour les spots et leur histoire, la passion pour les outils, le travail en atelier, les techniques de transgression, etc. Tous ces aspects indispensables, chronophages et d’autant plus passionnants, mais qu’un graffiti seul ne parvient pas à raconter. Ces articles entendent présenter le graffeur comme un artiste du quotidien, contribuant aux légendes urbaines de son propre terrain de jeu : la ville. Pour ce premier volet  : quelques heures passées aux côtés de Cap d’Origine, graffeur lillois passionné, amoureux de sa région et « digger » acharné.

 

Bienvenu dans le Nord

Bienvenue dans le Nord

 

« J’suis sur le parking ! Côté droit de l’église. »

 

Cela fait quelques minutes que je patiente en observant l’ordinaire défilé de piétons engloutis par l’escalator de la station de métro. D’autres transitent entre la galerie marchande et des bus qui orchestrent marches arrière et freinages brusques, pour tant bien que mal composer avec les travaux de voirie et l’étroitesse des rues. Pour autant, la place est calme alors même que les vacances scolaires battent leur plein. Le ciel est blanc, il est 14h30, le carillon s’affole et j’ai rendez-vous avec Cap d’Origine.

 

 

 

Délivrance

Je n’ai aucun mal à le reconnaître au volant de sa voiture et en m’y installant, la poignée de mains de celui qui porte un imposant parka de chantier orange est chaleureuse. Sur la route, les discussions oscillent entre les remarques au sujet des lieux que nous traversons, leurs graffitis, leurs bizarreries et les anecdotes qui vont avec, selon que nous ayons ou non exploré ces lieux, escaladé les murs qui les protègent ou poussé les portes censées les préserver de notre curiosité. Notre destination : Lille-Délivrance.

 

Lille-Délivrance

Lille-Délivrance

 

Cette gare de triage répartie sur une centaine d’hectares en périphérie ouest de Lille voit le jour au lendemain de la Première Guerre Mondiale pour soutenir la hausse du trafic de trains de marchandises dans la région. Elle est initialement entourée de plus de 800 logements destinés aux cheminots et leurs familles. Si la Première Guerre Mondiale occasionne la construction de cette atypique « cité jardin » [1], la Seconde Guerre Mondiale et une série de bombardements détruisent en avril 1944 une part importante de ses logements et endommagent ses infrastructures ferroviaires, faisant plus de 100 morts et 300 blessés [2].

L’activité de la gare est maintenue au cours des soixante années qui suivent la tragédie malgré un désengagement progressif de la SNCF, qui aboutit en 2004 à l’arrêt définitif de l’activité de triage de Délivrance. En 2014, c’est le dernier atelier de la gare qui ferme ses portes. Aujourd’hui, ses 72 voies n’accueillent plus que des trains en transit sur des parcours longue-distance ainsi que des centaines de wagons oubliés dans un « cimetière » de trains. Les quelques cheminots encore actifs sur le site sont essentiellement des conducteurs qui ne travaillent plus exclusivement sur place [3].

 

 

C’est dans un lieu chargé d’histoire que nous nous rendons, et ça, Cap d’Origine le sait. Il reviendra tout au long de l’après-midi sur l’intérêt qu’il porte pour l’histoire du site où il se rend régulièrement et dans lequel il a peint son tout premier « fret » :

« Ma toute première fois à Délivrance, ça devait être en 99, ou 2000 maxi, mais j’dirais 99. En fait mon pote aimait bien tout ce qui était imagerie et son hardcore, lugubres… Il avait voulu faire des photos en mode samouraï, mais avec un manche à balai ! »

Nous entrons par la grande porte, le parking des cheminots. Cap d’Origine a prévu un gilet orange pour moi, je l’enfile sans réfléchir. Avec nos uniformes labellisés « haute visibilité » sur le dos, nous nous fondons parmi la douzaine d’ouvriers qui s’activent de part et d’autre des voies ferrées. Lorsque que nous les croisons sur ces étroits passages en bois facilitant la traversée des voies, nous échangeons un simple « Bonjour », rien de plus.

Car si nous sommes assez prudents pour les croiser sans broncher, ceux-là sont visiblement trop concentrés sur leurs tâches pour se poser la moindre question sur nous. Même si d’après Cap d’Origine : « Quand tu discutes avec eux, s’ils voient que tu t’intéresses à leur travail, au lieu… En leur disant que c’est dommage que la gare ferme par exemple, ça ne leur pose pas problème que tu sois là. »

 

Après 100 mètres de traversée des voies, le lieu devient désert

Après 100 mètres de traversée des voies, le lieu devient désert

 

Dans cette partie de la gare, nous passons successivement des champs de graviers aux terrains boueux, des étendues de ballast aux hautes herbes. Au-dessus de nos têtes, un léger brouillard semble retenir les caténaires qui reflètent l’étendue des rails autour de nous. Cloués au sol, ils serpentent dans tous les sens. Cap d’Origine m’apprend qu’il consulte fréquemment les plans de Délivrance, pour mieux comprendre comment s’organise son réseau de chemins de fer.

C’est un moyen efficace pour dénicher des coins à priori inaccessibles, comme camouflés par la végétation. Celle-ci, conquérante, regroupe des variétés de plantes rudérales [4] nous rappelant que le site est presque entièrement délaissé. Son omniprésence et ses nuances automnales s’harmonisent avec la ferraille usée des quelques wagons de passage.

Les signes témoignant d’intenses périodes d’activité sont peu nombreux et nous renvoient systématiquement vers le passé. Les postes d’aiguillage par exemple, des petites bâtisses de briques réparties au bord des voies et qui servaient à diriger le trafic des trains, sont laissés à l’abandon. Entre leurs murs : des posters de syndicats, des vieux plannings, des magazines France Football, des calendriers érotiques et d’anciens casiers de cheminots sur lesquels les surnoms « Jéjé » ou « Bougnoul » attestent du mémorable esprit de camaraderie des travailleurs du rail.

 

 

Les traces de vie récentes sont celles de locataires infortunés. Comme dans ce semblant d’habitation aménagée dans une rangée de garages, renouvelant l’idée que Cap d’Origine et moi nous faisons du logement modèle… Chacun d’eux accueillent respectivement l’équivalent d’un salon, d’une cuisine, d’un débarras et de toilettes. Sur une porte, un petit tag noir mat daté de 2013 nous indique que les tagueurs fréquentent eux aussi les lieux. Son auteur s’étonne : « Je ne me souvenais pas de celui-là. »

En déambulant à travers Délivrance, nous faisons face à un paradoxe, celui d’une gare dans laquelle cheminots et trains auront été de passage et où leur succèdent sans-abris, tagueurs et végétation prenant peu à peu leurs marques.

 

 

Les encombrants

Notre virée se poursuit au-delà des voies ferrées et nous atterrissons sur une immense esplanade goudronnée. Des carcaces de voitures sur le toit, carbonisées, désossées ou coupées en deux y sont éparpillées. Dans le prolongement de ce désert, une petite route et ses dos d’ânes tapissés de ronces nous conduit au pied d’une barricade de branchages bien alignés et d’ordures ménagères en pagaille. En l’escaladant, chacun de notre côté pour ne pas faire basculer l’édifice, nous découvrons l’eldorado des poubelles…

De l’autre côté, par dizaines, des monts de déchets s’étendent sur des centaines de mètres. Cap d’Origine est fasciné, désabusé et incapable de deviner comment tant d’ordures ont bien pu arriver là. Il soupçonne une affaire de corruption qu’il improvise à mesure que nous longeons la zone bordée d’entrepôts : « C’est pas possible, ils déchargent leurs ordures ici… » Puis, soucieux de son environnement et du devenir de Délivrance, il s’alarme en pensant au tri sélectif et à la réhabilitation du site, tout en s’amusant à imaginer l’histoire de certains des objets qui inondent le sol.

De l’autre côté de la butte de terre qui nous sépare des entrepôts, les camionneurs et les commerciaux aux volants de leurs semi-remorques et de leurs berlines allemandes s’activent, alors que de notre côté et dans un autre style, Cap d’Origine fouille, inspecte, déplace et rassemble peu à peu des ordures. Il pourrait très bien être en train de récupérer les objets qui sont encore en bon état, mais non. Car s’il les regroupe entre le tas de laine de verre et les composants informatiques, c’est pour édifier un mur, son mur qu’il compose en alignant des plaques qu’il traîne sur le sol et des armoires qu’il soulève à bout de bras.

 

 

C’est dans cette décharge à ciel ouvert, loin des murs et des wagons, que Cap d’Origine décide de peindre en aménageant son propre « spot », en construisant son propre support. Pour lui, c’est une façon cohérente de replacer le graffiti dans son contexte. Prendre en compte l’environnement dans lequel il peint, c’est aussi un moyen de ne pas « peindre de manière automatique » et de préserver une part de spontanéité. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il dessine très peu :

« Faire mon graff avant, sur papier, pour le peindre après, je trouve ça bizarre puisque ce qui m’a amené dans le graffiti, c’est justement le côté spontané, brut. En plus, entre le moment de faire mon graff sur papier et le moment de le faire sur mur, je changerais d’idée. »

Cinq minutes lui suffisent pour faire son graffiti. Du chrome pour l’intérieur des lettres, du jaune pâle pour le fond et du bleu métallisé pour les contours. Le bois des armoires, gorgé d’eau, absorbe une partie de la peinture. Il m’expliquera que ça n’est pas rare, que tout dépend de la couleur, de la marque de la bombe, de son année de fabrication et de comment elle a été conservée, du support bien sûr : « Du coup faut s’adapter ! » Son goût pour la couleur, la peinture et les « effets » qu’elle provoque sur le support est le même que depuis ses débuts dans le graffiti :

« C’est juste le plaisir d’étaler de la couleur. Je kiffe aussi l’aspect charnel, le touché. Quand j’étais petit, j’adorais déjà regarder les tags et les graffs. Un bleu métallisé de près… Regarder les paillettes dedans ! »

 

Tout comme les trois bombes de peinture qu’il a utilisé pour son graffiti, c’est de sa poche qu’il sort un appareil photo jetable pour le photographier. Il ne prend qu’une seule photo, de loin, pour « voir comment il fonctionne avec l’environnement. », car d’après lui : « Faut pas être trop enfermé dans la photo, ne pas faire son graff pour la photo. »

Après cette unique photo, un coup d’oeil à l’intérieur d’un poste d’aiguillage abandonné et un dernier aller-retour le long des voies ferrées, nous quittons Délivrance. Comme un retour à la réalité, quelques mètres en dehors de la gare suffiront pour nous faire retrouver le bruit de la ville, détail qu’il me fit remarquer, puis les crottes de chiens sur les trottoirs, détail sur lequel l’un de nous deux posera fermement le pied…

 

Touchette

La passion de Cap d’Origine pour le graffiti ne va pas sans son attachement pour l’outil de prédilection du graffeur : La bombe de peinture. Au départ, il s’initie au « diggin’ », qu’il me décrit comme « un moyen de préserver et de conserver » ce qu’il aime, en cherchant des bombes en grande quantité, comprenez bien qu’il en vidait beaucoup… Ce qui le pousse à découvrir des marques, des références et des gammes de couleurs variées.

Les bombes qu’il conserve sont celles pour lesquelles il porte un intérêt graphique : « Pour le design de la bombe. » ; celles qui ont à ses yeux une valeur « historique » : « Les sprays avec lesquelles j’ai le plus peint. » ; ou celles dont les couleurs lui plaisent : « Il y a des couleurs qui me font tellement kiffer que j’essaie d’avoir des sets complets, juste pour les couleurs. »

 

Dunkerque, 2016 (photo Cap d’Origine)

Dunkerque, 2016 (photo Cap d’Origine)

 

Si bien que la quantité de bombes qu’il possède n’a jamais vraiment diminuée. Un après-midi, il se retrouve au beau milieu du dépôt de trains de marchandises de Dunkerque avec 80 bombes à vider :

« J’étais à Dunkerque pour faire des frets. J’avais pas loin de 80 bombes et au bout de quatre wagons, j’en pouvais plus… Je pétais un plomb, j’avais mes sacs trop lourds, ça s’vidait pas, j’avais mal à l’index à force de peindre… J’me disais putain mais il en reste combien ?! Et comme je repars jamais d’un spot avec des bombes, je claque tout… Je calculais, il est 14h, j’ai fait 4 bâches… Je vais devoir rentrer tard… Je vais devoir faire 30 pièces… Un moment, j’avais même plus de plaisir. »

En diggant un objet aussi peu commun que la bombe de peinture, Cap d’Origine accumule surtout des anecdotes sur les vieilles quincailleries qu’il visite depuis plus de dix ans et les rencontres, souvent insolites, avec certaines et certains de leurs propriétaires.

Digger, c’est maîtriser l’art de la négoce. Comme dans cette boutique « échappée d’une autre époque » dans laquelle il est tombé sur un « papi raciste » qui ne voulait pas vendre ses stocks de bombes. Toute la difficulté était de le caresser dans le sens du poil, tout en gardant son calme, en espérant qu’il finisse par céder. Il devra compter sur le leste de son épouse pour repartir avec le stock. Ce papi ne sera pas le seul commerçant qu’il rencontrera et pour qui ouvrir boutique ne rime plus tellement avec faire marcher le commerce.

Digger, c’est être patient. Comme avec « le jardinier », un vieux commerçant belge à qui il rend visite depuis 12 ans. Pour se le mettre dans la poche, Cap d’Origine sonde les habitants du quartier pour obtenir des infos, anticipe les questions, porte des chemises, mais à chaque fois « il ne veut rien savoir ». Ou cette vieille dame, héritière et propriétaire d’un entrepôt de peinture dans lequel il a diggé pour la première fois, jusque sous les meubles. Depuis cinq ans, elle lui conseille tous les six mois de repasser dans six mois.

 

 

Digger, c’est avoir de l’endurance. Comme pour un lot de Krylon qu’il a récupéré dans l’Oise. La première fois qu’il visite la quincaillerie, accompagné de son chien Griotte, on veut bien lui vendre mais au prix fort, que nenni. Lorsqu’il y retourne quelques années plus tard, le lot a été dispersé dans plusieurs boutiques et un carton signé « Griotte » l’attend dans l’une d’entre elles : « J’arrive au magasin, un magasin à l’ancienne, bas de plafond, une petite cage avec les bureaux, une lumière jaune… » Il a à peine le temps de négocier qu’on lui explique que « le patron ne vend plus, c’est plus la peine », tant pis. C’est après la visite d’une troisième boutique qu’il sera renvoyé vers la toute première, où on lui remettra gratuitement, cinq ans après la première visite et sans forcer, des dizaines de bombes et un caddy à remplir : « C’est rare que je fasse des touchettes pareilles. J’en ferai pas deux des comme ça… »

Il conserve aussi des marqueurs, des encres et des teintures qu’il commence à digger avant les bombes de peinture. Il débutait dans le graffiti et privilégiait les tags à l’encre plutôt que les graffs à la bombe :

« Quand on se rendait à des soirées au lycée, j’allais toujours dans la cave fouiller les boîtes de cordonnerie. Je récupérais les cirages et les teintures quand il y en avait en double. »

C’est au milieu des cabas et des cartons remplis de sprays, des objets trouvés, des pots de peinture et des tags arrachés à leurs places [5] que la journée se termine. Et lorsque je lui demande naïvement s’il a toujours ce plaisir de peindre, de taguer et de digger malgré « tout ça », autour de nous, il me répond : « de ouf. »

 


Texte : Théo Helsens.

Photos : Théo Helsens et Cap d’Origine.

 

[1] La cité jardin des cheminots de Lomme Délivrance (lien).

[2] Arnaud Gaboriau, « Aux origines de la cité de cheminots de Lille-La Délivrance (1921-1926) », Revue d’histoire des chemins de fer, 31, 2004, p. 101-138.

[3] « Lomme : quel avenir pour la gare de triage de Délivrance ? », dans La Voix du Nord (lien).

[4] Ces variétés de plantes poussent dans les lieux délaissés par l’Homme comme les friches, les ruines ou les bordures des voies ferrées.

[5] Comme ce Azyle (lien), ou ce Edge (lien).