Le silence de Brooklyn

Cette fois peut-être plus que toute autre, la saison électorale américaine semble dissonante, déconnectée, hors du temps. Alors que le pays accuse les écarts de richesse parmi les plus sévères au monde, les préoccupations qui rythment la vie des américains ne sont pas abordées dans cette campagne, laissant place à des querelles et des polémiques honteuses. Divisés et lassés par ces enfantillages, les américains décrochent. Le “go vote” engagé est devenu un “no vote” blasé.

new yorker cover Saul Steinberg

« View of the world from 9th avenue », Saul Steinberg

Passer quatre jours à New York pour tâter l’ambiance des élections, ça avait l’air sympa sur le papier. Ma première rencontre me remet les idées en place. Il est cinq heures du matin, je suis en plein Time Square, deux personnes m’arrêtent pour me demander quelques dollars pour leur fondation qui aide les enfants sans-abri. L’un d’eux est somnolent, il a visiblement passé la nuit à faire ça. Il me dit que  22 000 enfants sans-abri vivent entre New York et Brooklyn. “On aide comme on peut, on fait ça la nuit, car la journée il faut bosser. Tu sais c’est comme ça New York mec, on s’arrête jamais”.

Saul Steinberg illustrait à la une du New Yorker cette vision d’une fracture entre New York – centre névralgique branché des Etats-Unis et du monde – et le reste, un vaste désert comme un décor de cinéma tout juste bon à border le Pacifique… C’est trop facile de résumer d’un coup, la métropole branchée et la campagne à la ramasse. On parle toujours de l’Amérique profonde, celle des valeurs conservatrices et des grandes étendues sauvages qui ne connaissent pas les problèmes de la ville. C’est oublier que les grandes étendues urbaines sont aussi victimes d’une pauvreté accablante et d’un racisme infatigable. Renouer avec ces villes est peut-être le plus grand défi de la politique américaine des décennies à venir.

Molly et Phoebe

Assis sur le toit d’un bar dans l’est Brooklyn, je rencontre Molly et Phoebe arrivées toutes les deux dans le quartier il y a 14 ans.  Amies depuis les bancs du lycées, elles vivent dans des appartements mitoyens vers le pont de Williamsburg. Elles s’amusent à comparer leur vie à celle des héroines de Friends.

Molly and Phoebe

Molly and Phoebe

Dans les années 2000 quand les artistes ont découverts les loyers peu chers des grands lofts de Williamsburg, le coin est devenu le foyer de l’indie rock et de l’art contemporain. Cela a participé à la gentrification du quartier, et au recul des petits commerces : “Il y a même un apple store maintenant là bas !” s’en amuse Molly en buvant son “old classic”. Quand je leur ai demandé ce qu’elles pensaient de la culture de Brooklyn, elles se sont toutes les deux regardées : “It’s the culture of the world baby”.

C’est avec une certaine nostalgie déjà qu’elles se rappellent des élections précédentes : “Quand tu penses qu’aujourd’hui on se retrouve avec un Trump candidat… En 2008 lors de la première élection c’était la fête partout, j’étais pas loin d’ici d’ailleurs, c’était une sacrée soirée !” Les deux éclatent de rire avant d’ajouter “New York ne sera plus jamais comme ça au lendemain d’élections”.

Silence pesant. Puis elles ajoutent : Tu sais, je pense vraiment que Clinton peut faire du bon boulot,  on la soutient vraiment, avoir une femme présidente, c’est quand même quelque chose, et c’est une très bonne chose”.

Pont Williamsburg brooklyn

Pont Williamsburg

 

Ferventes supportrices de Clinton, elles désapprouvent d’ailleurs l’affirmation de Michelle Obama selon laquelle l’Amérique traverserait une “triste saison électorale”. C’est une élection comme une autre : il faut choisir entre voter, défendre une cause, ou s’abstenir et abandonner sa voix à Trump. Les politiciens ne font que de la démagogie et jouent sur nos sentiments. Ce sont de grands démagogues ! Il faut lire entre les lignes, ne pas voir qui sera le président, mais voir les personnes qui l’entourent, Trump n’a aucun support, et il est quand même là. Après, ces élections ne sont que le reflet de ce qu’est le monde aujourd’hui. En Autriche, en Angleterre, il y a un vrai malaise et un besoin de changement. On n’est plus dans les années 90, même 2000. Si on m’avait dit il y a 14 ans qu’un Européen viendrait à Brooklyn j’aurais ri. La jeunesse est perdue je pense comme nous tous”.

Anton

J’atterris ensuite dans le quartier de Williamsburg, le quartier branché de Brooklyn, situé entre Greenpoint au nord, Bedford–Stuyvesant au sud et Bushwick à l’est. C’est là, dans un McDonald’s à la limite entre le quartier portoricain et le quartier italien que je rencontre Anton Gencarelli, septuagénaire et fils d’émigrés italiens. Anton a vécu toute sa vie à Brooklyn, il a très peu voyagé. Il me dit qu’il vient ici chaque semaine pour boire un café et lire son journal. Nous nous présentons maladroitement, ça lui parait assez bizarre de parler à un français, il ne comprend pas trop l’attrait que j’ai pour la ville.

Anton

Anton

Il y a cinquante ans c’était là où les plus grands industriels avaient implanté leurs usines, foyer de nombreux mouvements sociaux, et épicentre de “la culture du monde” pour reprendre les mots de Molly et Phoebe. Entre les années 20 et les années 70 trois communautés s’y sont installés : Juifs, Portoricains et Italiens, tous regardant Manhattan comme un autre monde de l’autre côté de l’East River. Il me parle de son père, ouvrier dans une des usines bordant la rivière, de son passé et des 400 coups de sa jeunesse. Il me parle de Timothy River (le mec qui a popularisé le LSD), il me parle de Woodstock… Quand soudain un gars vient nous voir pour nous demander de l’argent. En sale état, il semble psychologiquement fragile. Il dit qu’il vient de sortir de prison, puis s’en va aussi vite qu’il est venu.

Tu vois c’est un peu ça notre société, le type s’écoute parler, et ne se rend pas compte qu’il ne dit rien. Il demande de l’aide mais on ne comprend pas, j’ai absolument rien compris à ce qu’il m’a dit”.

C’est là qu’Anton commence à me parler du climat des élections, il me fait un petit récapitulatif historique des élections qu’il a vécues, Truman, Eisenhower, Kennedy, Johnson, Nixon, Ford, Carter, Reagan, W. Bush, Clinton, Bush et Obama. Il se souvient d’un des vieux speech d’Obama et de s’être dit : “Ce gamin va faire de grandes choses” me dit-il avec un rictus. Il me dit aussi que Carter n’était pas charismatique, me parle du changement après Reagan et quelques autres histoires de sa jeunesse à Brooklyn qui mélangeaient les bagarres et les voyages. Mais aujourd’hui  “On revient au Moyen-Âge !”.

Il n’y a plus de respect du langage, notre façon de parler, de se comporter, a radicalement changé, je me souviens, un jour quand j’étais jeune, dans un candy store, j’ai dit “fuck”, un des vendeurs est arrivé par derrière et m’a mis un mauvais coup sur l’épaule car il y avait une femme dans la pièce. J’étais jeune, je suis allé la voir poliment et je lui ai présenté mes excuses”.

Il enchaîne sans reprendre son souffle. “Tu comprends ce que je veux dire par rapport au langage de nos politiciens ? On m’a déjà demandé si j’allais voter. Dans ce cas particulier, avec ces deux candidats pour la présidence, j’ai répondu non. Et pourquoi ? Parce que spécifiquement cette fois-ci, il n’y a personne pour qui je pense que je pourrais voter. Car pour moi ce sont deux fous”.

Young J. et compères

Un peu plus tard dans la soirée, sortant du bar, un clip vidéo se tourne au coin de la rue. C’est le rappeur Young J. Un de ses potes m’aborde « tu fais quoi ici ?« . Je lui explique vaguement mes raisons et il me répond :

Man, just know that : Fuck Donald Trump, fuck him, go vote and vote Clinton”. C’est implacable. D’un coup, tout son crew se désintéresse de la Bentley garée dans le coin pour soutenir son opinion. L’un d’eux vient me voir :

Moi je viens pas de Brooklyn. Ici t’es libre, dans ma ville c’est pas pareil. Quand tu sors de la grande ville t’es pas à l’aise, voir tout ces panneaux “vote Trump” ça me fait gerber un peu. Ici on est bien, les gens sont ouverts et comprennent que ça n’a aucun sens de voter pour un type comme ça. Mais en vrai, une femme présidente, je pense pas qu’elle ait les épaules. C’est ce que je me disais au début pour être honnête mais tu sais quoi fuck Donald Trump. Ils nous empêchent de voter pour des vrais candidats, ils bloquent nos idées. Garde ça en tête, personne ne comprend ce qu’il se passe avec Trump”.

Quand je lui demande s’il connaît beaucoup de jeunes votant Trump, il me répond sèchement. Comme beaucoup d’autres, il ne vote plus. Les candidats leur paraissent trop éloignés de leur réalité. Dans un camp comme dans l’autre, ils ne se sentent pas représentés. Ce « go and vote » ne semble finalement convaincre personne, ou une minorité. “J’ai pas envie d’en parler, ça ne sert à rien de toute façon”.

Vue de l'Avenue Bedford dessin

Vue de l’Avenue Bedford

À tout ces gens j’ai présenté l’illustration de Steinberg, ils ont tous eu la même réaction : l’Amérique doit renouer avec elle-même, car le dialogue social n’existe plus. Certains avec légèreté d’autres plus durement me montrent qu’il y a un fossé entre Brooklyn et l’Amérique, que les espoirs qu’inspirent la politique se sont longtemps éteints car entre la ville et le reste, c’est le désert. Comment redonner du sens à la politique et à notre vie en société ? « Il y a toujours des bonnes ondes et des gens positifs, ça continuera comme ça » m’a dit Molly avant de partir…

 


Texte et dessins : Amine Alaoui

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