Jeremy Gustin : Trésor de rouilles

Quand je pense à Jeremy, c’est souvent son rire qui me vient à l’esprit. Son rire, mais aussi les grands mouvements qu’il fait avec ses baguettes à embouts bleus quand il joue de la batterie, et puis, les moments passés à rigoler ensemble ou à l’écouter jouer au Manhattan Inn, un bar à Brooklyn, à côté de Nassau.

La première fois que je l’ai rencontré en 2011, c’était devant le Toukouleur, un bar sénégalais en haut de Ménilmontant. Il était venu à Paris avec son groupe de jazz expérimental pour quelques dates. Depuis il a notamment joué aux côtés d’Albert Hammond Jr., de Delicate Steve ou encore de Larkin Grimm. Son projet Star Rover lui permet désormais de composer ses propres morceaux avec son ami et colloc guitariste Will Graefe (Wilder Maker, Jesse Harris). Le duo s’est rendu aux États-Unis, au Japon ou encore au Brésil.

C’est grâce à sa carrière de batteur et à de nombreuses tournées que Gustin a pu se rendre un peu partout dans le monde et que l’idée de son projet graphique a pu se réaliser. Depuis 3 ans, il montre et emporte avec lui les petits détails cachés des endroits où il se balade. Et c’est ainsi qu’il délivre la beauté ignorée des peintures écaillées, des poteaux rouillés, des affiches arrachées.

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On pourrait s’y méprendre et pourtant ses œuvres sont bien des photos, des captures issues d’explorations minutieuses, comme une chasse au trésor qui aurait pour terrain le monde entier. En regardant les photos, 12 par 12 sur l’écran d’un téléphone, on a l’impression de regarder l’intérieur d’un coffre fort empli de pierres précieuses aux couleurs tantôt chatoyantes, tantôt minérales, toujours étonnantes. Parfois, on croirait voir des paysages. Ceux qui regardent les photos de Jeremy sont emportés ailleurs, un ailleurs souvent guidé par les souvenirs : là où certains voient la mer, d’autres voient Rothko… l’Alabama côtoie Matisse tandis que se succèdent les mots « hibiscus », « Abe Lincoln » ou encore « meta myopia ». On a soudain envie de faire plus attention aux détails qui nous entourent. Et les pierreries regardèrent la miniature beauté du monde.  

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J’avais déjà eu l’occasion de discuter avec Jeremy de son travail sur Instagram mais cette fois-ci, nous avons décidé de nous retrouver sur Skype pour en parler plus longuement. J’ai reconnu sur mon écran d’ordinateur les murs colorés de son loft de Bushwick, lumineux et aéré, résonnant de musique et des bruits des camions poubelles qui chaque matin versent leur fardeau de l’autre côté de la rue. Un ami de Jeremy lui a dit que son compte Instagram, devenu galerie d’art, ressemblait à cet appartement : c’est certainement les petits détails étonnants sur les meubles, le plafond, les fenêtres, le frigo, qui lui ont fait dire ça. Ou peut-être ce chemin de petits gommettes qui parcourent un pan de mur bleu dont les traces de peinture coulante se remarquent encore.

Le 4 juillet 2016 à 14h, en prévision de notre rendez-vous, Jeremy était parti, un carnet à la main, vers le terrain de basket qui se situe dans la rue Mckibbin. C’est là-bas qu’il a écrit pour la première fois au sujet de son travail.

« Quand j’ai commencé mon compte Instagram, je ne pense pas avoir cherché à adopter une posture artistique. Ce n’est que ce matin que j’ai pris du temps pour « intellectualiser » mon travail.

Je commencerais en disant que je n’arrive pas à penser à mes photos autrement que comme un ensemble. C’est vrai que je suis attaché à chacune d’entre elles mais comme si elle n’était qu’une seule et même œuvre.     

L’endroit où je me trouve quand je prends une photo est toujours arbitraire tout comme l’environnement visuel que je rencontre. J’ai donc été surpris quand mon ancien colloc Xander m’a dit que ce que je faisais ressemblait à ce qui se trouve dans mon appartement alors que ce ne sont pas à proprement parler des choses « que je fais ». Ça paraît encore plus inattendu quand on sait que je n’ai pas été influencé par un artiste en particulier.”

En fait, je pense plutôt à deux évènements qui ont eu une importance majeure dans la manière dont j’appréhende l’art en général et mon travail. Il y a d’abord eu ce jour dans ma chambre quand j’avais 18 ans. J’étais en train de ranger mes chaussettes en essayant de les ordonner d’une jolie manière. Je me rappelle de ce moment comme de la première fois où j’ai pensé l’art comme quelque chose qui est tout le temps autour de nous et qui a besoin d’organisation pour exister. A partir de ce jour-là, j’ai commencé à imaginer des jeux dans ma tête qui me servaient à m’amuser avec les choses qui m’entouraient sans que personne ne s’en rende compte. Depuis les choses ont toujours été assez intuitives. Par exemple, j’ai réalisé qu’en composant j’avais toujours trouvé plus que créé, un peu comme un archéologue. 

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Par la suite, j’ai eu un job étudiant. Je l’avais trouvé après avoir marché très longtemps en entrant dans tous les magasins qui croisaient mon chemin. Finalement c’est un magasin de cadres qui m’a embauché après que j’ai réussi le test visuel et de maths qu’il fallait passer pour y bosser.

C’est comme ça que j’ai commencé à travailler là-bas. Un jour, on m’a dit de changer le cadre d’une des œuvres. Je l’ai enlevé et derrière la peinture, il y avait une feuille qui couvrait le fond. Je n’aurais jamais remarqué qu’elle était belle si elle n’avait pas été dans le cadre. C’est parce qu’elle était dans le cadre qu’elle devenait belle : j’ai alors compris que ce qui importait n’était pas ce qui se trouvait dans le cadre mais plutôt le fait que cette chose soit encadrée. Je dirais que cet instant a été le second événement décisif. Je pense que c’est d’ailleurs ce jour qui m’a autant fait aimer la symétrie du carré.

Jeremy Gustin dans son loft à New York. Derrière lui, en hauteur, le cadre et sa feuille.

Jeremy Gustin dans son loft à New York. Derrière lui, en hauteur, le cadre et sa feuille.

Sur Instagram, on peut tagger ses photos n’importe où. J’ai peu à peu réalisé que ça avait son importance. En fait, toutes ces images viennent d’un peu partout mais elles pourraient avoir été prises n’importe où ailleurs : elles se ressemblent toutes ! Peu importe d’être dans un village de pêcheur proche de Tokyo ou sur le parking d’un Wall Mart géant en Ohio, où que l’on soit, il est possible de trouver des détails intéressants. Trouver de belles images est devenu pour moi une sorte de jeu géant. Ça a changé la façon dont je vois le monde.  

Le métier d’artiste consiste à rester enthousiaste pour pouvoir être proactif : grâce à ce projet je réussis à garder cet enthousiasme. J’ai toujours aimé jouer avec les réseaux sociaux ! Avec ce compte je me dis que j’ai battu Instagram. C’est avec ce médium et les réseaux sociaux en général que les gens restent connectés avec le monde et il n’y aucun guide pour dire ce qu’on peut poster ou non. J’essaye d’inventer de nouvelles règles. Reste maintenant à savoir quelle sera la prochaine étape. »

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Ça s’est encore une fois terminé par un grand éclat de rire de Jeremy, les deux mains jointes et le visage baissé. Il m’a dit qu’il viendrait peut-être en France un de ces jours pour jouer ; peut-être Paris aura-t-elle ses couleurs ?

 


Texte : Fiona Forte